Vous avez réalisé le documentaire Les Fils de la terre en 2012 autour du suicide des agriculteurs et maintenant vous vous lancez dans le cinéma. Est-ce difficile de faire un film sur l’agriculture ?
Le film devait techniquement être juste pour les agriculteurs, en premier lieu. Le détail du choix du matériel et de son année de sortie, les techniques de semis, de moissons, d’élevage devaient être justes et ils le sont, car j’ai grandi là-dedans. Je devais être hyper carré pour que mon auditoire paysan ne me dise pas : « Ah ben là ça ne marche pas. » Autrement, j’aurais perdu toute crédibilité d’entrée de jeu. J’ai fait des dizaines d’avant-premières et les agriculteurs, qui l’ont vu ne relèvent aucun problème. Ensuite dans la direction des acteurs, notamment Guillaume Canet, il fallait que ça sonne juste. Guillaume Canet a les gestes du paysan. Il a travaillé pour les avoir. Son père a élevé des chevaux. Guillaume a fait les foins, les box. Il est très crédible.
Vos plans d’ensemble s’apparentent à des photos ? C’est très beau.
Je voulais rendre hommage à cette terre. C’est une ode à la terre. C’est important de la magnifier, d’avoir une jolie ferme. Elle est en haut d’un promontoire. On voit à 360 degrés autour. On voit de la perspective. Le choix de format Scope rappelle le western. D’ailleurs, il y a une influence western. J’en regardais avec mon père, cow-boy en 1977 et 1978, à l’occasion d’un stage, dans le Wyoming [États-Unis]. Il y a de la musique country.
C’est aussi une ode à la liberté d’être paysan. Pierre contemple la ferme qu’il rachète du haut de son cheval. Sa femme et lui en sont heureux.
Ensuite, il y a la liberté avec les enfants. Ces tablées d’anniversaire, les enfants qui montent une piscine en bottes de paille l’été, les balades à vélo, la petite calée sur la charrette de grains pendant la moisson… Ce sont des madeleines de Proust pour moi. Des super bons moments. Je me suis nourri de tout ça. Je n’ai pas un gros bagage d’etudes mais j’ai un bac plus 10 ou 15 en agriculture. J’ai grandi dans une encyclopédie à taille réelle : la faune, la flore, au milieu des volailles, des chevreaux, des céréales, sur les tracteurs. Ce sont ces souvenirs-là que j’ai écrits, coécrits et que j’ai mis en scène.
Dans le dossier de presse, vous parlez de message politique. C’est quoi ce message ?
J’ai voulu ce film comme un hommage. Au fur et mesure de l’écriture, le message politique est arrivé. Il y a l’usage de la chimie en sous texte. Je n’avais pas prêté attention à la manière dont mon père est parti : il a ingéré des pesticides. Tout au long du film, il y a cette chimie. On traite beaucoup, comme c’est le cas dans l’agriculture conventionnelle. Il y a aussi la camisole chimique que le médecin pose quand Pierre ne va pas bien : un somnifère, un antidépresseur. Mon père n’aurait pas dû partir.
Vous évoquez l’agriculture d’il y a quarante ans, les pratiques ont-elles changé ?
L’histoire de mon père se passe il y a vingt ans. Les pratiques sont les mêmes. Mais elles tendent à changer. Il y a de plus en plus des conversions vers le bio. Il faut les encourager. Les agriculteurs n’ont pas attendu l’opinion publique pour changer. Cela fait longtemps qu’ils se posent des questions. Ils sont les premières victimes de cette chimie par exemple. Ils ne faut surtout pas opposer les différentes agricultures.
Vous parlez souvent de système ?
L’État a demandé de produire, et de produire beaucoup. Tout un système a financiarisé l’agriculture… Le film est donc politique, oui. On verra ce que ça donne à la sortie. Est‑ce que les gens s’en emparent ? Vont-ils l’utiliser comme un outil politique. Ils le peuvent au vu de leurs réactions à la sortie des salles et des mails que je reçois. Il faut qu’on bouge : on s’est mangé deux canicules, la grêle… la planète brûle. On n’a pas d’autre choix que de changer les manières de produire et de consommer. Nous avons tous une assiette devant nous. Ce sont les paysans qui la remplissent. Il en va de notre santé. Les consommateurs ont le pouvoir de changer les choses en retournant voir leurs paysans, au bout de leur chemin et non en achetant de la merde.
Les mots « terre » et « fils » reviennent souvent.
C’est un film sur la transmission et la filiation. Ce sont trois générations, une qui transmet, une qui reçoit et une qui part. Et quel est le prix à payer ? Avec une mutation de l’agriculture incroyable. Ce que raconte le film. C’est pourquoi je fais une ellipse de vingt ans. Le modèle agricole du père Jacques a gagné de l’argent. Ce sont les Trente Glorieuses. Tout le monde y va à fond et ça marche. Or, quand mon père s’installe, on est dans les années 1990. C’est l’ouverture du marché commun, les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On se bat contre la Nouvelle-Zélande ou l’Argentine. On n’est pas à armes égales.
Pierre fait un élevage de chevreaux destiné au marché italien. Est‑ce un bon choix d’élevage ?
Les chevreaux partaient à 90 % en Italie, production de Noël, de Pâques, c’est une production saisonnière destinée à l’export. Il y avait les moutons avant. Est-ce un bon choix que les Néo-Zélandais cassent le marché avec leur mouton ? Non. À un moment donné, il faut trouver des solutions. La coopérative qui fait les moutons veut s’en sortir elle aussi et on est dans le pays de la chèvre. Il y a des élevages de chevreaux. Il y a une demande. Les cours de marché sont bons. On se diversifie tout simplement.
C’est un film d’hommes ?
Il y a la filiation, père, grand-père et fils. La grand-mère meurt vite. Je me suis inspiré de l’histoire de ma famille. Je veux montrer que quand la femme n’est plus là, très vite, il n’y a plus le tampon. À l’opposé de la famille de Pierre. Claire, son épouse, est là. C’est aussi une ode à la femme dans le monde agricole. Elle tient une place extraordinaire. Elle bosse à l’extérieur, elle s’occupe des enfants, de son mari qui flanche. Beaucoup de femmes d’agriculteurs, lors des projections, me remercient pour la place de cette femme forte.
La petite famille est très unie…
Mais elle est isolée ! [indignation] Il y a de l’amour dans la famille mais au final, il y a de l’isolement. Vers la fin, celui-ci est immense. Seul le système vient voir pour vendre un bâtiment. Le médecin vient là aussi. Reste les potes, les agriculteurs que Pierre voit à la coopérative ou au tribunal.
Le grand-père est incarné par Rufus qui, par son talent, le rend sympathique ?
J’aime beaucoup le rôle du grand-père. Le patriarche. Ce n’était pas simple à écrire, mais Rufus est formidable. C’est un grand acteur. Il faut toujours aimer son ennemi. Je ne le voulais pas monolithique… Il a des aspérités. Ce n’est pas si simple.
Le père et son fils n’arrivent pas à se parler.
Ils ne parlent pas d’affection. Ils ne se sont jamais dit : « Je t’aime. » C’est vrai, surtout dans cette génération-là. Ce sont des rudes, des taiseux. Bosser dehors la terre, c’est dur. Donc, Pierre vient à un moment donné demander à son père de l’amour plus que de l’argent. Bien sûr, il demande les deux. Mais au final, il n’y parvient pas.
Il n’est pas naturel avec son père.
Parce qu’il l’écrase. Il lui a martelé : « C’est moi qui ai fait les Grands Bois. Pourquoi te faire cadeau d’une vie de boulot ? » Au début du film, il y a une scène de vente avec un notaire. Trois quarts des gens se disent : « Mais pourquoi il ne lui donne pas la ferme ? » Ben non ! Pourquoi il la lui donnerait ? Les frères et les sœurs veulent aussi leur part. Donc il faut vendre. La transmission de l’outil est hyper compliquée.
Vous essayez de guérir avec cette histoire autobiographique ?
Non. Je fais du cinéma. C’est un lieu où on peut poser son téléphone et se concentrer 1h30 pour réfléchir. C’est inspiré de… Il y a des faits réels, d’autres le sont moins. Le film prend les tripes. Et quand on est saisi et qu’on reçoit un coup dans la figure, on bouge. Il ébranle.
Allez-vous faire un autre film de cinéma ?
Je suis en train de l’écrire mais ce n’est pas sur le monde agricole. C’est sur des enjeux de préservation de la planète, d’environnement. Et je veux garder cet ADN du documentaire.
Au nom de la terre : une ode à l’agriculture
Le film débute par une vue panoramique sur un champ labouré. Au loin, un homme,
un agriculteur, avance péniblement vers le spectateur. Le pas difficile. Bientôt l’inconnu est face caméra. L’air hagard et le visage défait. L’homme semble effondré. C’est le point de départ du film qui revient sur son histoire.
Et tout commence en 1979. Pierre Jarjeau (Guillaume Canet), 25 ans, est de retour au pays pour s’y installer, après des années passées aux États-Unis. L’appel de la terre y est pour quelque chose. Du pays de l’immensité, il a gardé les chemises à carreaux et la musique country qui reflète son enthousiasme. Il retrouve la femme qu’il aime, Claire (Veele Baetens). Pierre reprend l’exploitation de son père Jacques (Rufus), les Grands Bois, qu’il lui achète.
Peu à peu, les difficultés surgissent. L’argent manque pour nourrir les chevreaux. Et l’homme s’épuise au travail malgré l’aide de l’épouse, de son fils (Anthony Bajon) et de sa fille (Yona Kervern). Il sombre alors dans la course à l’investissement et à l’endettement.