Elles se sont pomponnées pour l’occasion, ont choisi leur toilette avec soin. Certaines ont même fait un détour par le salon de coiffure. Ces messieurs aussi se sont mis sur leur 31. Brillantine sur les cheveux et deux pschitt d’after-shave sur les joues, juste assez mais pas trop, ils sont tous fin prêts. Cet après-midi, pas question d’arriver mal fagotés, ils sortent guincher.
« J’adore danser, alors, pour moi, toute occasion est bonne. »
Ce 15 octobre, sur le parquet de la salle des fêtes de Domérat dans l’Allier, Reine, 73 ans, se donne et rayonne. La Montluçonnaise est suspendue au rythme des hauts parleurs XXL qui crachent une musique joliment désuète. Déhanché endiablé et sourire jusqu’aux oreilles, elle se faufile entre les autres danseurs et se tortille sur la piste avec grâce et agilité. Il y a de la légèreté, de la joie et de l’envie de se lâcher dans l’air.
Avec ses copines et 150 autres retraités du secteur de Montluçon, elle entame une séance d’initiation au madison. Reine maîtrise rapidement les 16 pas, décomposés un à un par la professeure de danse qui donne ses consignes en accompagnant le geste à la parole et en faisant claquer ses pieds sur le sol. À chaque tour de piste, la reine du dance-floor qui sommeille en elle prend un peu plus les commandes.
À l’aise jusqu’au bout des talonnettes, elle lance : « J’adore danser, alors, pour moi, toute occasion est bonne. » L’occasion du jour s’appelle San’thé dansant. Un après-midi très paillette imaginé par les équipes de l’association régionale santé éducation et prévention sur les territoires (Arsept) de l’Auvergne avec l’aide de la compagnie Chalk’up danse de Clermont-Ferrand. Au programme : une initiation à trois d’entre elles mais aussi à la prévention santé avec le Dr Éva Almeida qui dirige le centre du bien vieillir Agirc-Arrco d’Auvergne. Il a ouvert ses portes en 2011 autour de l’idée, innovante à l’époque, de « prévenir pour mieux vieillir ». Il propose des bilans de santé sur le plan médical, psychologique et social, afin de repérer les facteurs de risques liés au vieillissement.
Enclencher toutes les clefs du bien vieillir en même temps
« La danse n’est pas une activité physique banale car elle permet d’enclencher toutes les clefs du bien vieillir en même temps. On va essayer de vous le prouver cet après-midi, assure le Dr Almeida, tout en ménageant son suspense et en s’adressant à un public composé en majorité de cheveux blancs. On fait passer des messages théoriques et on passe illico à la pratique. Vous allez vous sentir bien tout de suite. Vous allez sécréter de l’endorphine, l’hormone du plaisir. J’aurais pu vous expliquer les mêmes choses en organisant une conférence de deux heures. » Pas certain que le message serait passé aussi bien…
Dans la salle, Madeleine et Robert, 69 et 84 ans, se tiennent la main pour ne pas se perdre dans le brouillard provoqué par les fumigènes qui inondent la piste de danse. Eux aussi sont venus prendre leur dose d’endorphine. Ils ne se sont pas rencontrés au bal mais dans une association d’anciens combattants. Ça ne les empêche pas de prendre du bon temps et d’apprécier le moment. Ces deux-là se regardent toujours comme de jeunes amoureux. Peut-être leur clef du bien vieillir ? Visiblement la danse aussi les rassemble. « On apprécie surtout le slow et le tango. Bref, plutôt les danses de notre temps. »
« Cet après-midi, on emmène tout le monde danser »
« Nous avons choisi de recréer ici un environnement de boîte de nuit, annonce fièrement Carole Basco, la gérante de la Chalk’up danse, petite robe noire de soirée et boa rouge autour du cou. Notre nom peut se traduire en français par : “écrit à la craie”. Il symbolise le caractère éphémère des événements que nous imaginons. Cet après-midi, on emmène tout le monde danser », prévient-elle le visage mitraillé par les stroboscopes colorés qui enveloppent la salle d’une atmosphère festive. Cela explique les volets baissés en plein après-midi et une piste de danse uniquement éclairée à la lumière des spots.
« On voit tous la danse comme un spectacle mais on en oublie toutes ses vertus, c’est aussi une façon de se maintenir en forme à tout âge. Pour les rassurer, on commence par le madison, une danse qu’ils connaissent bien. Puis on les sort de leur zone de confort avec la samba et on passe dans la foulée au paso doble, une danse de couple au moment où ils ont eu le temps de faire connaissance… » Un programme très tactique !
Même assise, Odette, 73 ans, a les gambettes qui frétillent au rythme de la musique. « J’aimais beaucoup danser avant… Maintenant, je pratique moins. Danser seule, c’est moins drôle. » Pourtant l’appel de la piste est trop puissant. Elle finit par se laisser entraîner dans un tourbillon de décibels et de déhanchés synchronisés. Dans la salle, même ceux qui s’accrochent encore à leur sac à main ou à leur baise-en-ville finissent, comme Odette, par lâcher prise.
« Notre corps n’est pas fait pour rester assis »
« Notre corps n’est pas fait pour rester assis, constate le Dr Almeida. La première clef du bien vieillir est de bouger. Cela ne veut pas dire forcément faire du sport, ça peut être danser comme aujourd’hui. Pas de scoop : pour bien danser, il faut, aussi, bien se nourrir pour maintenir sa masse musculaire, se défendre contre les infections et préserver l’estime de soi. Quand on parle samba, se pose forcément la question de la façon dont on s’alimente, car cette danse énergique demande une dépense en calories importante. Le madison amène un travail de la mémoire pour retenir la chorégraphie et enfin le paso doble permet d’aller vers l’autre. Magie des hormones oblige, plus on bouge plus on a envie de bouger. On rentre comme cela dans un cercle vertueux. Cerise sur le gâteau, après toutes ces dépenses d’énergie, on gère mieux son stress et on améliore son sommeil. »
CQFD : la danse enclenche donc bien les cinq clefs du bien vieillir : une alimentation équilibrée et variée permet de soutenir la pratique d’une activité physique tout en donnant l’occasion d’entretenir sa vie sociale, de mieux gérer son stress et son sommeil, le tout en stimulant sa mémoire. Mais découvrir une nouvelle danse a, selon le Dr Almeida, une vertu supplémentaire.
« Apprendre le paso doble, la samba ou même la danse classique, comme tout nouvel apprentissage, est plus efficace que les mots croisés ou le sudoku pour se préserver de la maladie d’Alzheimer. On pensait jusqu’à récemment que le corps ne créait pas de nouveaux neurones, qu’on possédait un stock de sa naissance à sa mort. La bonne nouvelle est que des chercheurs ont démontré que de nouvelles cellules naissent tous les jours au niveau de l’hippocampe. C’est la première zone de notre cerveau touchée par la maladie d’Alzheimer. Mais ces bébés neurones ont besoin de nouveaux apprentissages pour devenir matures. C’est pour cela qu’apprendre l’anglais, le piano ou le paso doble est idéal pour leur permettre de se développer. »
Un après-midi très paillette imaginé par les équipes de l’association régionale santé éducation et prévention sur les territoires (Arsept) de l’Auvergne avec l’aide de la compagnie Chalk’up danse de Clermont-Ferrand.
« Vous permettez que je me joigne à vous ? », interroge le médecin. Avant d’aller chercher, comme les autres sa dose d’endorphine sur la piste de danse, le Dr Almeida prend le temps de livrer sa 6e clef du bien vieillir : « Résister à l’âgisme, à tous ces stéréotypes liés à l’âge que vous renvoie la société, aux idées reçues qui expliquent que, forcément, la vieillesse venant, vous devenez sourd, pénible et au final dépendant. Tout le monde ne vieillit pas mal. La plupart des gens vieillissent même plutôt bien. Les clefs du bien vieillir que je viens de vous donner permettent d’optimiser les chances d’affronter les années à venir. »
Au même moment, sur la piste de danse, Reine, qui a trouvé un compagnon de paso doble, résiste de la plus belle des manières.