Une coexistence, une confrontation, une rencontre… impossible de déterminer la nature des liens qui unissent le centre d’art contemporain Rurart au lycée agricole de Venours auquel il est pourtant couplé à vie, par le simple fait d’occuper le même espace : implanté au beau milieu du campus comprenant un lycée, un CFA, un CFPPA et même une exploitation agricole pédagogique, son histoire est semblable à la quête de ce soleil qui a rendez-vous avec la lune qui n’est pas là. Chaque jour, il darde ses rayons en sa direction, d’un air de l’engager à la rencontre et plus si affinités. Avec le temps, 26 ans cette année, les barrières imaginaires ou réelles finiront-elles par tomber ? Pas sûr qu’elle vienne cette Lune mais pas impossible.

Pour que le monde de l’art contemporain et celui des jeunes agriculteurs ne se limitent pas à une relation de bon voisinage, il faut changer de braquet et partager un peu plus de moments ensemble. C’est le sens de la démarche de Sylvie Deligeon, directrice de Rurart, qui tente de nouer des liens avec les responsables de l’établissement dès son arrivée à ce poste en 2018.

Si la tentative de rapprochement n’a pas abouti à l’élaboration d’un programme commun à destination des 350 élèves, au moins de nombreux projets ont-ils été lancés permettant d’avancer sur les points qui tiennent à cœur au centre : à savoir donner envie de venir découvrir la scène artistique actuelle et offrir l’occasion d’échanger avec les artistes exposés. « Trouver des points communs, c’est difficile. Mais, raconte-t-elle, nous avons développé depuis deux ans une multitude d’actions ensemble. Au départ, ce n’était pas prioritaire pour eux. Seuls les enseignants socioculturels et ceux de français viennent me voir. On voit très peu les autres. »

Deux soirées de lecture théâtralisée ont été organisées par exemple avec un professeur de français et ses élèves à l’intérieur de Rurart sur un texte qu’ils ont d’abord étudié en classe. Ils ont assisté à sa mise en scène et son interprétation par de vrais comédiens. L’événement a été mené en coproduction avec le Théâtre auditorium de Poitiers. « La courte pièce a été lue à l’intérieur de l’exposition La Revanche des oiseaux de Julie C. Fortier qui a servi de décor. » Le texte, une création née de la rencontre d’un artiste du label Jeunes textes en liberté et d’une famille agricole, aborde la question de la transmission de la ferme. « Le fils ne voulait pas la reprendre. La famille est venue au spectacle, narre Sylvie Deligeon. C’était un moment touchant. »

Ce sont les manifestations de ce type qui contribuent à forger des affinités et qui opèrent en silence un vrai travail d’approche des élèves et du corps enseignant, pour venir à bout des réticences et faire venir ce public dans le centre. « Quand je suis arrivée, se souvient la directrice, les étudiants ne rentraient pas, pensant que ce n’était pas pour eux. Il y a beaucoup de médiation. Et maintenant tout le monde nous connaît. »

Programmation iconoclaste

Ciblant également le public du territoire, Sylvie Deligeon propose chaque année une programmation très riche autour de la thématique de l’environnement, invitant les artistes qui travaillent ce sujet à venir présenter leur œuvre à Rurart. « Le but aussi, c’est d’apporter de l’art contemporain hors des grandes métropoles. On est vraiment perdu en pleine campagne. Il faut faire venir les gens. C’est donner ce rayonnement qui m’intéresse. »

On aime ou on n’aime pas. Ce n’est pas la priorité. Mais c’est vraiment de se dire qu’il y a des artistes qui pensent et qui travaillent sur des questions environnement ou agricole d’une autre manière qu’eux travaillent en cours. La plupart sont touchés ou se posent au moins des questions. Parfois ils sont étonnés du travail. La sculpture de Nicolas Tubéry a une certaines ampleur et il utilise des matériaux des fermes agricoles : il y a du fer, bois. »

Sylvie Deligeon, la directrice de Rurart.

Exemple d’expositions singulières proposées : les odeurs. Avec sa performance olfactive, Julie C. Fortier interroge certains effluves nés dans la nature. Elle a créé des parfums de buisson, d’herbe et de fumigation. Cette exploration de la nature peut aller jusqu’à s’intéresser à des sujets comme la fonte des glaces qu’illustre la création Air glacière de Franck Dubois et Benoit Pierre spécialement imaginée pour Rurart. Les pièces en commun qu’ils ont mis en scène à cette occasion tiennent compte de l’espace du centre et cherchent à mettre en situation de sensations, donnant à voir et entendre le temps de l’exposition tout le processus de la fonte [pour en savoir, consulter leur vidéo].

Exposition AIR GLACIERE, Rurart 2018 – Franck Dubois & Benoit Pierre from fkdub on Vimeo.

L’art de la médiation

À la richesse des manifestations artistiques concoctées par la directrice, s’ajoute la médiation culturelle, l’autre biais qui permet d’attirer le public. Vincent Allain, à la fois médiateur culturel et graphiste du centre, s’occupe des visites guidées et tente dans ses accompagnements de rendre l’œuvre à la portée de tous. Soucieux que l’expérience de l’exposition soit stimulante pour le public qu’il accueille, il prend soin d’éviter dans sa médiation tout élément clivant comme le critère esthétique et tout jargon.

« Je m’efforce en amont au moment de la préparation des expositions avec l’artiste de dégager des lignes pour présenter son intention. Avec un champ lexical accessible à tous et une grille de lecture plus simple pour des néophytes de l’art contemporain. » Son objectif : provoquer la rencontre avec l’œuvre en désamorçant les idées préconçues en vogue dans les milieux peu habitués à la pratique culturelle ou à l’expérience de la visite.

« J’essaie de simplifier les travaux ; je tente d’en garder les complexités, de dégager les questions posées par l’œuvre. Je donne mon point de vue personnel pour montrer qu’une pièce, une création, une exposition s’appréhendent par l’expérience personnelle et pas seulement par l’explication d’un médiateur ou l’intention du créateur ; c’est aussi l’aspect sensible qu’on a dans l’expérience soi-même avec la création. »

Celui qui reçoit l’œuvre est pour le médiateur de Rurart tout l’enjeu de la médiation, rendant de ce fait l’interaction, les débats, les critiques possibles. « J’aime bien aller chercher la personnalité des gens que j’ai en face de moi par rapport à mon rôle. J’essaie de tenir compte de cela et pas uniquement réciter un texte à n’importe qui et à tout le monde. »

Plonger dans une création de Nicolas Tubéry c’est entrer dans le monde des paysans par la voie du détail et de la vie quotidienne.

L’exposition de Nicolas Tubéry [lire son interview] a présenté Jorn de fièra (« jour de foire », en occitan), du 15 octobre 2020 au 28 mars 2021 : cette installation, mise au point exprès pour le site de Rurart, se compose de matériaux venant des exploitations. Au milieu, est diffusé le film Maquignon. « Des bac pro technique de vente orientés sur l’agriculture sont venus la voir. Je suis parti de la réponse à la question que je leur ai posée : ont-ils une expérience personnelle de l’univers de la foire aux bestiaux et des chevaux ? Certains ont déjà participé à ce type de manifestation. Ils savent ce qu’est un maquignon. Ils ont alors livré des témoignages personnels. D’autres ne connaissent pas du tout. »

Face aux élèves qui suivent l’option arts visuels, la méthode a été différente car ceux-ci ont déjà une proximité avec l’art et la culture. « Avec eux, j’ai abordé des sujets plus esthétiques. Par exemple comment le plasticien et vidéaste a réalisé son film, pourquoi il a mis en avant tel élément dans son court-métrage ; on a étudié les choix en matière de lumière. Là c’était riche, différent, moins personnel et presque plus technique, le tout centré sur des questions artistiques. »

Agriculture et art, des cultures

Initier à l’art de cette façon revient à éveiller le sens critique, intégrant le risque de la remise en cause, ce qui ne manque jamais d’arriver. « J’ai des réticences culturelles du type :“Ça, ce n’est pas pour nous” », avoue Vincent Allain. Pour moi, c’est le moment le plus dur. Ce n’est jamais évident mais cela peut être riche en échange, en débat. Certains ont une idée toute faite de ce qu’est l’art et du milieu de l’art. Ce qui est bien, c’est qu’ils l’expriment. Cela permet de rectifier un peu. »

C’est alors l’occasion de revenir sur la réalité de la vie artistique. « Ce n’est pas la vie de château comme certains peuvent se l’imaginer. Ce n’est pas “faire trois coups de crayon et vendre une œuvre des millions”. J’ai eu cette réflexion à plusieurs reprises. Dans ces cas-là, j’aime rappeler que les artistes et les agriculteurs sont très proches. On n’est pas dans l’économie de service. On est dans des choses où on fait. Dans les deux cas, on est dans des métiers où on effectue des actions concrètes qui génèrent une économie et qui permettent de vivre. L’agriculture dans les pratiques ou dans les résultats est aussi une culture. »

Réseau régional d’animation culturelle

Rurart doit son acte de naissance à une enseignante d’éducation socioculturelle (ESC) du lycée agricole de Venours. Imaginé pour être un outil pédagogique, il s’émancipe et devient un centre d’art qui occupe une place importante dans le milieu de la création contemporaine. Ce n’est pas une surprise si la directrice Sylvie Deligeon a aussi en charge la coordination du réseau ESC « avec une enseignante du réseau sur les 14 lycées de l’ex-Poitou-Charentes. C’est une particularité des établissements agricoles.» L’équipe lancent des projets artistiques ou pédagogiques sur tout le territoire.« On développe, explique la directrice, des travaux avec les écoles et les collèges du territoire, et des projets plus ambitieux comme le projet fédérateur Rendre visible l’invisible des dix lycées agricoles du réseau, avec l’exposition itinérante de Gérard Hauray, les ateliers artistiques et conférences scientifiques. » Pour en savoir plus : sur sa programmation Tél. : 05 49 43 62 59 ;
e-mail : contact@rurart.org.

© Rurart centre d’art contemporain.