À 60 kilomètres au nord de Nice, au cœur de la vallée du Var, la cité méridionale de 1 800 habitants s’élève entre forêt et montagne. Il est 19 heures, la nuit tombe sur Puget-Théniers. Lorsqu’Agnès Papone débarque dans sa camionnette floquée aux couleurs de la ferme, le résumé de sa journée donne un avant-goût de ses multiples engagements. « Aujourd’hui, j’ai fait un signalement ; quelqu’un en proie à une crise d’angoisse m’a appelée. »
Prise de conscience
Ancienne chercheuse en santé publique et épidémiologiste, cette Franco-Américaine installée à Johannesburg (Afrique du Sud) change de vie en 2008 lorsqu’elle rentre en France avec son mari. Autodidactes, ils deviennent producteurs d’œufs et de légumes bio sur les hauteurs du village. Dix ans plus tard, un moment difficile vient les chambouler. Après une croissance fulgurante et face à la demande importante en œufs, ils installent un deuxième poulailler. La charge de travail et de stress est telle que Renaud fait un burn-out début 2019. « Il était incapable de travailler. On a alors décidé d’arrêter la vente de paniers de légumes, de réduire et simplifier notre production. C’est à ce moment-là que nous avons vraiment pris conscience du sujet de la santé mentale. »
Peu après, le suicide d’un entrepreneur en espaces verts l’a fait beaucoup réfléchir ; entretemps, elle s’est engagée à temps partiel auprès de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) afin d’aider à coordonner les parcours de soin. S’intéressant de plus en plus au sujet du mal-être, Agnès participe en mars 2024 à une formation Sentinelles organisée par la MSA.
« Et puis en juin, un jeune qui avait travaillé dans notre ferme se suicide. Il avait 32 ans. En rupture sociale, familiale et économique, il n’a été retrouvé avec son chat et son chien que plusieurs jours plus tard. Personne n’a alerté alors qu’on était habitué à le voir promener son chien. Ça m’a beaucoup choquée. Je me suis demandé à quel point est-on déconnecté les uns des autres, même dans un village ? Je ne pouvais pas attendre le prochain passage à l’acte pour faire quelque chose. J’en ai tout de suite parlé avec la MSA. »


Huit suicides en dix ans
Avec la secrétaire de mairie, elles décident alors de remonter l’historique de la commune et du territoire et se rendent compte du nombre significatif de situations similaires : huit suicides en dix ans. « Après avoir échangé avec Agnès, j’ai constaté que nous avions eu deux alertes pour des crises suicidaires rien qu’en 2024, note Sarah Benayoun, responsable du programme de prévention du mal-être à la MSA Provence Azur. C’est beaucoup. Nous avons environ 15 alertes par an en moyenne pour un département. »
Face à ces situations, Agnès et les deux secrétaires de mairie, qui enregistrent les certificats de décès, se sentent démunies. « Il n’y avait pas d’espace de dialogue, continue la responsable. Il fallait faire quelque chose. Je me posais déjà la question de l’intérêt d’adapter la méthodologie des Sentinelles, construite à l’échelle d’une caisse de MSA, à une approche plus infradépartementale, territoriale. L’idée était de déployer une démarche innovante et volontariste pour en faire profiter tout le bassin de vie, où des fragilités sont connues. »
Malgré la désertification médicale, la paupérisation, l’éloignement géographique, le coût élevé de la vie ou encore l’isolement social, le tissu associatif est développé et des démarches sont engagées, notamment via la CPTS, qui peut s’appuyer sur des dispositifs de soins existants comme le centre de santé, ouvert en 2022. « Le terrain était favorable pour lancer cette démarche expérimentale. »



Nom de code : « Village Sentinelles »
Très vite, le projet prend forme, grâce notamment à un financement via l’appel à projets du programme de prévention du mal-être de la CCMSA en partenariat avec Agrica. En janvier 2025, l’expérimentation est officiellement lancée en présence du maire de Puget-Théniers et des principaux partenaires : la CPTS H3VE, les comités départementaux d’éducation pour la santé (Codes) des Alpes-Maritimes et du Var, la délégation départementale de l’agence régionale de santé (ARS), le conseil départemental, qui gère le centre de santé de la ville, ainsi que des élus MSA. Nom de code : « Village Sentinelles ».
D’une durée de un an, elle vise trois objectifs : améliorer les compétences des professionnels et des populations sur le repérage et la prise en charge des personnes en situation de mal-être et de crise suicidaire, développer un réseau de partenaires sur la question de la santé mentale et favoriser la pérennisation d’actions de prévention sur le bassin de vie. Le travail de sensibilisation, notamment à travers la tenue d’une représentation théâtrale suivie d’un débat, démarre.
Lever les tabous
« Lorsque nous avons réalisé la dimension du problème, nous avons mis en place des formations de premiers secours en santé mentale (PSSM), financées par l’ARS, à destination de nos professionnels de santé, explique Rodolphe Bizet, président de la CPTS. Au même moment, la MSA est arrivée avec ce projet, auquel nous nous sommes tout de suite associés. Ce qui a rendu les formations très riches a été de les ouvrir à un ensemble de professionnels très hétéroclite. Ça permet de lever des tabous, les paroles se libèrent. »
Salariés municipaux, professionnels de santé, retraités et commerçants du village, délégués MSA, agriculteurs mais aussi pompiers et gendarmes… tout le monde est concerné. « C’était notre volonté, note Sarah Benayoun. Ce projet a vocation à toucher plus largement le champ de la ruralité et à être transposable à d’autres territoires. »
Parmi les participants, Noëlle Wetley, secrétaire médicale au centre de santé. Fin 2023, elle suit une formation PSSM proposée par le département. C’est le déclic. « Au départ, je ne me sentais pas forcément légitime. À peine trois jours plus tard, j’étais confrontée à l’appel d’un homme menaçant de mettre fin à ses jours. J’ai mis en pratique ce que j’avais appris et réussi à le faire venir au centre. Il a été hospitalisé et pris en charge ; plus tard, il est revenu nous voir et nous a remerciés. Puis Agnès nous a parlé de la formation Sentinelles de la MSA. Je me suis tout de suite inscrite. »
« Apporter une petite lumière »


Peu de temps après, le médecin la sollicite pour parler avec un agriculteur en difficulté. « Il n’arrivait pas à lâcher prise et avait besoin de répit. Beaucoup de patients n’osent pas se confier aux médecins. Je lui ai expliqué toutes les aides dont il pouvait bénéficier et je lui ai demandé son autorisation pour le mettre en contact avec la MSA. Il a accepté car il voulait vraiment se faire aider. À ce moment-là, je me suis sentie vraiment à ma place. Je suis née pour aider les gens. Si je peux apporter une petite lumière, même à une seule personne, ma journée est comblée. Je me sers de tout ce qu’on m’a appris quasiment tous les jours. » Elle est ainsi devenue la référente en santé mentale du centre.
Agnès Papone n’est pas en reste. Depuis sa formation, elle a effectué quatre signalements. « Il faut trouver les bons mots, savoir comment aborder le sujet, sans jugement ni trop d’empathie. Mais à chaque fois que j’ai proposé de les mettre en contact avec le dispositif, ils ont tous accepté. » La MSA aura formé une trentaine de Sentinelles au cours de l’année, et sensibilisé la population lors de foires agricoles ou de cafés des parents. Un combat de tous les instants qui nécessite une vigilance permanente.
Un modèle à dupliquer
Une leçon qu’Agnès a bien retenue. Après la rechute de Renaud en mai dernier, elle sait à quel point l’aide des autres est indispensable. « Cette formation est une première approche essentielle. Elle outille pour savoir vers qui se tourner, comment alerter. Face aux manques de notre système de soin, je pense qu’il faudrait former le pays entier. Si on a l’écoute qu’il faut au moment où il faut, on peut sauver des vies. »
Et après ? Du côté de Puget-Théniers, une réflexion est cours pour développer un contrat local de santé sur le territoire, afin de permettre au projet de continuer de vivre pleinement. Par ailleurs, d’autres CPTS et départements se sont montrés intéressées par cette réussite, qui inspire au-delà des montagnes de la vallée du Var.