11h14. Tulle. La salle Marie-Laurent est presque vide. Les 98 chaises qui y ont été installées le sont, elles, complètement. « Et oui ! Commençons par définir ce qu’est un agriculteur », lance Daniel, chapeau vissé sur la tête et sourire aux lèvres. Il trépigne, Daniel, sous l’œil amusé de ses camarades et des assistantes sociales de la MSA. Le trac, il l’a peut-être, mais il est bien moins palpable que cette formidable envie de monter sur scène. Dans quelques heures, ce ne sera plus en coulisses devant un public restreint mais bien sur les planches devant une petite centaine de spectateurs que notre comédien en herbe prononcera ces mots. Il ne sera pas seul, la troupe compte neuf autres membres. 

Véronique Lesergent, la metteuse en scène, donne ses dernières consignes à la troupe d’agriculteurs-comédiens avant leur première représentation. – Photos : © F.Fromentin/Le Bimsa

12h12. « Il y a toujours un œil qui vous regarde, alors ne vous grattez pas ! » Véronique Lesergent, la metteuse en scène, délivre ses dernières recommandations. Sur scène, les dix comédiens, des agriculteurs corréziens, vont se produire pour la première fois devant un public. Deux ans plus tôt, ces hommes et ces femmes ne se connaissaient pas. Et pourtant, deux points communs les unissaient déjà : une situation de fragilité liée à leur profession et un binôme, Cécile et Michelle. Ces dernières, assistantes sociales à la MSA du Limousin, vous diront qu’elles n’ont fait « que » leur travail en accompagnant, individuellement et collectivement, les membres du groupe. Ces travailleuses de l’ombre, comme elles aiment à se nommer, sont en réalité les principales instigatrices de cette belle aventure. Au cœur du dispositif de la MSA pour prévenir la dépression, les risques suicidaires et rompre l’isolement, ce sont elles qui ont rassemblé tout ce petit monde un week-end d’octobre 2017 à l’Île d’Oléron. Ce séjour d’aide au répit qui permet, dans un premier temps, aux agriculteurs/trices de souffler et de partager leur expérience, a surtout été le théâtre d’amitiés naissantes, de liens qui se nouent et de personnalités qui se révèlent.

12h28. Joël est dans la salle, il observe d’un œil amusé ses camarades qui testent leur voix sur scène. Joël est l’une de ces personnalités qui s’est révélée au cours du séjour. Enfermé dans ses soucis, son travail et son exploitation, les trois jours à l’Île d’Oléron ont été un grand bol d’air qui lui ont offert une nouvelle respiration. « Sur scène, c’est du vécu. C’est notre vécu. C’est grâce à Michelle et Cécile que tout a commencé, il faut bien le rappeler ça. Parler, pour moi ce n’est pas un souci, j’aime échanger avec les gens, découvrir… Mais parler de ses problèmes… à Oléron, nous nous sommes rendu compte que nous n’étions pas les seuls à avoir des soucis financiers, de santé et à nous renfermer. Parce que c’est là que le bât blesse : quand ça ne va pas, on n’arrive pas à faire les choses qui permettraient d’aller mieux. La première, c’est de sortir de chez soi, de cette exploitation qui est devenue notre unique horizon. Quand ça ne va pas dans la tête, il ne faut pas rester seul à ruminer tout ça. Mais la barrière à franchir pour se sortir de soi paraît, bien trop souvent, insurmontable. Alors quand j’ai vu comment ça se passait à Oléron, je me suis dit que nous ne pouvions pas en rester là ! »

Chassez le naturel, il revient au grand galop. C’est donc lui qui prend les rênes et propose de perpétrer cet état d’esprit, de poursuivre ces échanges qui font tant de bien. Ce rayon de soleil traversant le quotidien gris et chargé de cette dizaine d’agriculteurs, personne ne veut le voir disparaître. Surtout pas Joël. Ils sont quatorze à se réunir pour une première veillée dans sa ferme à Saint-Ybard. Au groupe initial se sont greffés d’autres agriculteurs attirés par l’expérience. La parole essaime.

Plus l’heure de la représentation approche et plus le trac, mêlé d’impatience, se fait sentir. Pour Daniel (l’homme au chapeau), rien ne sert de stresser, il faut grignoter à point !

13h01. L’heure du casse-croûte. S’asseoir autour d’une table pour partager un repas, un instant de convivialité, discuter, raconter son histoire, ses malheurs, refaire le monde. De bonnes bouffes en pique-niques, de visites en « journée cidre », le sentiment de solitude commun à chacun s’estompe peu à peu, les liens se resserrent, les plus timides, eux-mêmes, parviennent à exprimer ce qu’ils ont sur le cœur. Au début, c’est surtout le négatif des situations qui ressort. Mais dans ce monde paysan, où parler de soi ne se fait pas, se livrer à d’autres est déjà un immense pas en avant.

« […] Ça manquait un peu de positif.Alors, on a dû se creuser la tête », précise Jean-Michel. Le positif, il n’y a pourtant pas bien loin à aller le chercher. Il est inhérent à ces moments où les membres du groupe partagent leurs doutes, leurs peines, leurs ennuis mais aussi leurs joies. C’est la fin de ce sentiment de solitude. Celui-là même qui engendre le repli sur soi et les « mauvaises pensées ». Avec la conviction que ce qui a pu les aider, peut en aider d’autres, l’idée de créer une association germe progressivement. Le 3 mai 2019, Espoirs Paysans sort de terre dans le but de créer du lien et de lutter contre le repli sur soi en organisant des activités. « Je me suis dit que nous ne pouvions pas en rester là ! »

14h30. Les trois coups résonnent. Les 98 chaises sont occupées. La scène s’ouvre sur un air d’accordéon. La concentration se lit sur le visage des dix membres de l’association qui ont décidé de porter la voix de leurs camarades sur scène. Durant une heure, Véronique Lesergent, et les deux « travailleuses de l’ombre », Michelle et Cécile, ne lâchent ni du regard ni des lèvres, leurs agriculteurs-comédiens qui égrènent leur vie au fil des lettres de l’alphabet.  

S’ils se livrent à travers une lecture théâtralisée élaborée par Véronique Lesergent, la cohésion du groupe qui transparaît pendant la représentation n’a rien d’une mise en scène.

Ce qu’ils décrivent, c’est ce qu’ils se sont livrés les uns, les autres, au cours de leurs rencontres. Pressentant l’intérêt de cette matière à l’état brut, les deux assistantes sociales mettent alors le groupe en relation avec Véronique Lesergent. Première rencontre, le courant passe. Par la suite, Véronique recueille cette parole libérée. Reste maintenant à la mettre en forme. Bio, Conjointe, Suicide, Ferme, Joie, Traditions, Entraide… à chaque lettre de l’alphabet semble correspondre une tranche de vie. Ces tranches de vie, mises bout à bout, vont dessiner la trame de la lecture théâtralisée qu’imagine maintenant Véronique Lesergent. 

15h47. Le rideau tombe. La petite troupe récolte le fruit de plus d’un an de travail et d’une vingtaine de rencontres avec la metteuse en scène : une salve d’applaudissements. Les comédiens-agriculteurs ont conquis le public de A à Z. 
La passion mais également le poids de la tradition, le statut de la conjointe collaboratrice et sa place dans la belle-famille, les questionnements sur les conséquences de l’usage de produits chimiques ou sur ce que l’on transmet à ses enfants, le désespoir et l’isolement qui poussent au suicide, pendant une heure ils ont tout déballé sur scène. Sans concession. Il y a de l’humour, il y a de l’émotion, il y a des propos difficiles à entendre mais il y a surtout dans cette histoire de l’humain.

Les comédiens-agriculteurs peuvent être fiers de leur prestation. Les planches ont brûlé sous leurs premiers pas.

16h18. Tout le monde partage le pot de l’amitié qui conclut cette lecture théâtralisée. La petite troupe s’est instinctivement retrouvée. Véronique est au centre, le sourire aux lèvres, un verre à la main. Elle est fière, personne ne s’est gratté ! 

La tête est désormais à leur première tournée. Ils sont d’ores et déjà attendus le 16 novembre à Monceaux-sur-Dordogne, le 14 décembre à La boîte en zinc à Chanteix et le 3 avril 2020 pour l’assemblée générale nationale de la fédération famille rurale. « Je me suis dit que nous ne pouvions pas en rester là ! » Et si l’aventure se poursuivait au Salon de l’Agriculture, lance sur le ton de la boutade la metteuse en scène. Une boutade, vraiment ?