« Les ennuis ont commencé il y a dix ans. J’ai subi ce que tout le monde croyait être une simple insolation. Je suis resté couché huit jours, terrassé par la fièvre et des douleurs articulaires. Il aura fallu cinq ans aux médecins pour comprendre qu’il s’agissait du premier symptôme de la maladie de Waldenström, un cancer du sang. »

Dès que Gilles Doré prend la parole, un silence assourdissant s’installe d’un coup dans cette grande ferme vide qui accueillait autrefois des animaux. Dans le public, l’émotion est palpable. La voix de l’homme de 62 ans, très douce, contraste avec son physique de grand gaillard des Ardennes. Pour lui, cette alerte n’est malheureusement que le début d’une série de crises invalidantes qui le clouent régulièrement au lit. Le premier coup de semonce dans la carrière sans histoire de cet agriculteur installé en polyculture élevage à Marby, une commune du nord des Ardennes, qui l’obligera « à arrêter les vaches » et finalement son métier.

Gilles Doré est venu témoigner de sa maladie professionnelle.

« Avez-vous cessé de traiter quand vous avez su ? », l’interroge un homme dans le public. « Non, j’ai rangé “le pulvé” seulement quand j’ai pris ma retraite car il fallait bien faire tourner la ferme. J’étais plus vigilant mais le mal était fait, confie Gilles Doré. J’ai été contaminé par des produits de traitement dans les années 2000. Je possédais de grandes parcelles mais en tant que jeune installé, je n’avais pas les moyens de m’acheter des équipements adaptés et surtout je faisais des tas de manipulations sans me protéger. »

Après plusieurs années d’une vie professionnelle jalonnée de crises douloureuses et invalidantes qui lui enflamment le corps et l’esprit, mais aussi de multiples examens médicaux, les médecins d’un hôpital parisien ont fini par mettre un nom sur son mal. « La période a été très compliquée également pour mes proches. Je suis aujourd’hui sous immunothérapie [traitement qui stimule les défenses immunitaires de l’organisme contre les cellules cancéreuses, NDLR]. Grâce à ce traitement réalisé sous perfusion, je fais moins de crises et leur intensité a baissé mais elles sont toujours présentes et ne préviennent pas. » L’agriculteur, dont la pathologie a été reconnue maladie professionnelle, sait aussi que si le traitement commence à faire moins effet, il n’échappera pas à la chimiothérapie.

« Votre parcours nous rappelle la réalité de nos métiers et les risques auxquels nous nous exposons puisqu’aucun de nous ne fait de traitement à l’eau claire, souligne l’un des participants. Des messages comme celui-ci devraient être intégrés au Certiphyto. » Ce fameux diplôme est le sésame administratif permettant aux professionnels d’utiliser les produits phytopharmaceutiques en sécurité sur leur exploitation.

Un quiz façon code de la route

Après ce témoignage qui n’a laissé personne indifférent, direction l’atelier prévention où Benoît Sauvage, conseiller en prévention des risques professionnels à la MSA Marne Ardennes Meuse, et Aurélien Lemineur, en charge des certifications environnementales à la coopérative Vivescia, proposent un quiz sur les produits phytosanitaires sur le modèle d’un code de la route. Quatre scènes permettent à chacun de prendre du recul sur ses pratiques. Ils en profitent pour présenter les équipements de protection individuelle (EPI) et prodiguer des conseils destinés à protéger l’ensemble du corps du travailleur des champs de la tête aux pieds lors des traitements. Sans oublier les bottes qui doivent, elles-aussi, être adaptées à cet usage spécifique sous peine d’être une porte d’entrée à la contamination.

Attention à l’endroit où vous achetez vos EPI

« Faites attention à l’endroit où vous achetez vos EPI. On pourrait être tenté de se fournir dans les magasins de bricolage mais c’est prendre le risque d’acquérir des équipements qui ne seraient pas forcément adaptés à un usage phyto. Prenez surtout soin d’acheter des combinaisons de travail dans lesquelles vous vous sentez à l’aise pour vraiment les porter dans la durée, conseille Aurélien Lemineur. Il faut aussi veiller à bien respecter les normes constructeurs. Un masque au charbon actif doit, par exemple, être changé toutes les 24 heures, soit seulement deux jours de traitement, si vous travaillez 12 heures. » Regards interloqués dans l’assistance. Visiblement, certains ne sont pas au courant.

« Qu’est-ce qu’on fait collectivement pour sortir des phytos ? »

« Je trouve que cette action est très bien mais qu’est-ce qu’on fait collectivement pour sortir des phytos ? La première chose pour être certain de ne pas être malade, c’est de ne pas en utiliser, tranche dans le vif un agriculteur. Est-ce que c’est plus pertinent pour moi de mettre 20 000 euros tous les ans dans ces produits ou est-ce mieux de les investir dans l’achat d’une bineuse tout en sachant qu’elle n’aura pas la même efficacité ? Il y a des vraies questions d’avenir que l’on devrait tous se poser. »

Martin Brichot, conseiller de la chambre d’agriculture des Ardennes.

La petite troupe prend la direction du local phytos de Vincent Bertrand, exploitant agricole à Bouvellemont et hôte du jour. Il coanime l’atelier avec Martin Brichot, conseiller à la chambre d’agriculture des Ardennes. Le but est d’en apprendre un peu plus sur la meilleure façon d’entreposer ses produits de traitement.

« Mon aménagement ne sert pas de modèle mais de support pour la présentation du jour », prévient Vincent Bertrand, également administrateur à la MSA Marne Ardennes Meuse. De plain-pied, bien aéré, sécurisé, disposant d’une dalle bétonnée et étanche, muni d’un extincteur et d’un point d’eau à l’extérieur, il répond à toutes les préconisations en matière d’aménagement. On y découvre une quarantaine de produits destinés à traiter ses 90 hectares de terres agricoles soigneusement entreposés.    

                         

« Ce n’est pas tant la surface que le nombre de cultures différentes qui compte », explique Martin Brichot. Sur certaines petites exploitations où il y a peu de cultures, une simple armoire fermant à clef peut suffire.

Savoir lire les étiquettes

« Savez-vous tous lire l’étiquette d’un produit phyto ?, interroge le Dr Sophie Baderot, médecin du travail à la MSA Marne Ardennes Meuse, en démarrant le dernier atelier. Connaissez-vous la signification des lettres et des chiffres qui accompagnent les pictogrammes alertant sur les dangers pour la santé ? » Dans l’assemblée, la réponse négative est unanime.

« Pour dire vrai, je ne les regarde jamais, ose quelqu’un dans le public. Je trouve que les industriels ne nous simplifient pas la tâche. D’abord parce que je ne connais pas la signification de ces lettres alors que j’utilise ce genre de produits tous les jours. C’est écrit trop petit pour être lu facilement. C’est encore pire quand l’étiquette est un peu pliée ou sale. On finit par ne plus rien voir du tout. » Un autre acquiesce et ajoute : « C’est vrai qu’on s’est tous fait peur à un moment ou à un autre dans sa carrière. Lorsqu’on est en train de traiter, on ne prend pas le temps de se changer complètement à chaque fois qu’une buse de pulvérisation se bouche. Le problème, c’est qu’on remonte après dans le tracteur avec les mains contaminées. »

L’exposé du Dr Sophie Baderot, médecin du travail à la MSA Marne Ardennes Meuse, a été particulièrement apprécié.

Au fil de l’exposé du médecin, on découvre que la voie de pénétration principale est la peau (70 à 80 % des contaminations), avec un risque important au niveau des mains. « Penser à les laver fréquemment, surtout avant de manger, de boire ou de fumer ; il faut être très prudent et utiliser des gants adaptés, insiste le Dr Baderot. Mais quelle que soit la voie d’entrée du produit, il y a un passage sanguin et donc une atteinte interne avec une élimination qui se fait au niveau du foie et des reins. » Deux types d’effets sont à différencier : immédiats et à long terme. Dans le premier cas, ils s’échelonnent de quelques heures à quelques jours. Ils peuvent se caractériser par des nausées, des vomissements, irritations de la peau, suffocations, chocs allergiques…

« En cas de contact accidentel, il est important de bien se laver. L’idéal est d’avoir toujours un bidon d’eau à côté de soi pour pouvoir se rincer, même au champ, et de consulter immédiatement un ophtalmologue en cas de contact avec les yeux ou au moins son médecin généraliste. En cas d’ingestion, il ne faut surtout pas se faire vomir, ne pas boire de lait ou d’eau mais aller directement aux urgences. Il y a des idées reçues tenaces qui traînent et qu’il faut oublier. Dans le cas d’une contamination à long terme, il ne faut pas hésiter à la faire reconnaître comme une maladie professionnelle. Il est important de procéder ainsi afin d’assurer une remontée des données, ce qui permet ensuite d’alerter sur les problèmes potentiels générés par ce produit. »

« Y a-t-il des examens conseillés pour détecter d’éventuelles maladies ? », interroge un agriculteur. Réponse du praticien : « Une prise de sang une fois par an avec une numération toute simple du taux de globules blancs, de globules rouges et de plaquettes est suffisante pour détecter une maladie sanguine. La prise en charge précoce améliore le pronostic. »

L’étude Agrican suit 180 000 agriculteurs dans la durée.

La présentation de l’étude française Agrican (formé de la première syllabe des mots agriculture et cancer) qui a débuté en 2005 et qui suit 180 000 agriculteurs dans la durée, a mis une bonne claque aux préjugés sur l’état de santé de la population agricole et étonné le public. « On constate un meilleur niveau de santé global des agriculteurs par rapport à la population générale, observe le médecin. Cependant, certaines pathologies sont plus fréquentes comme les leucémies, les lymphomes, les cancers de la prostate, les tumeurs cérébrales et des lèvres. On parle aussi beaucoup en ce moment de la maladie de Parkinson parce qu’elle a intégré le tableau des maladies professionnelles à la fin de l’année dernière. Mais finalement, la seule cause de décès supérieure à la population générale, c’est le suicide. »


La prudence et encore la prudence, c’est le message que je veux faire passer.

— Dr Sophie Baderot, médecin du travail à la MSA

D’abord par rapport aux produits que nous savons dangereux mais aussi par rapport aux autres, ceux dont la nocivité pourrait se révéler avec le temps. En tant que travailleur, vous avez deux expositions possibles : dans la préparation et la diffusion des produits, et dans l’alimentation, comme tout un chacun. Cela a une importance parce que certains produits vont avoir un effet seuil.

En-dessous d’une certaine dose, ils n’entraîneront pas de maladie, au-delà, ils peuvent la déclencher. Il y a des produits dont on connaît la nocivité, d’autres dont on est moins sûr et pour lesquels il n’existe pas de données très franches. C’est la raison pour laquelle il est important de faire des retours sur Phyt’attitude, le réseau de toxicovigilance en agriculture créé en 1991 et piloté par la Mutualité sociale agricole.

Cet outil de veille et d’alerte permet à la MSA de cerner les circonstances d’exposition aux produits phytosanitaires et de mener des actions de prévention ou de faire évoluer la règlementation ou les autorisations de mise sur le marché. Quand un agriculteur en manipule et qu’après il ressent des symptômes inhabituels, il faut qu’il le signale par le biais de ce numéro vert gratuit et anonyme : 0 800 887 887. C’est grâce à ce système qu’on a sonné l’alarme sur le glyphosate. »


Photos : © Alain Lantreibecq/MSA Marne Ardennes Meuse