« On nous parle du bien-être animal. C’est bien sûr fondamental, mais il ne faudrait pas oublier le bien-être des éleveurs », lance Sébastien, producteur de lapins à Saint-Hilaire-le-Grand, village situé à quelques sauts de lièvre de Châlons-en-Champagne, au cœur de la Marne agricole. Sciatiques, coudes en vrac, douleurs aux cervicales et aux lombaires… Comme ses confrères du groupement d’éleveurs Lapi’Est, il connaît trop bien les risques liés à la manipulation au quotidien de centaines d’animaux qui peuvent peser jusqu’à cinq kilos chacun.
Avec ses collègues, tous professionnels du lapin (éleveurs et techniciens), il s’est impliqué de bout en bout dans la création de ce chariot nouvelle génération, pensé pour leur faciliter la vie et prévenir les troubles musculosquelettiques auxquels ils sont particulièrement exposés : 64 % des éleveurs souffrent de douleurs aux mains et aux épaules¹.
Le chariot, perché sur ses roues pleines pour éviter l’accumulation de poils de lapin dans les roulements, est aujourd’hui devenu réalité. S’il a été pensé par les éleveurs eux-mêmes, sa réalisation a été confiée à trois étudiants en licence techniques avancées de maintenance, option machinisme agricole, de l’IUT de Châlons-en-Champagne. Nicolas et les deux Alexis ont présenté, le 22 février, l’avancée de leurs travaux dans les locaux du pôle de formation en agroéquipement de Somme-Suippe.
Une étude dans trois élevages cunicoles
Ultime présentation de « l’happy chariot » aux éleveurs, afin de valider ensemble les derniers choix techniques, avant le montage final et les premiers tours de roue de l’engin en mode d’utilisation réelle. Les trois amis, qui avouent un goût pour le lapin en sauce, sont surtout de vrais amoureux du machinisme agricole. Leur chance : avoir pu confronter leurs connaissances théoriques à la réalité de la construction d’un véritable engin, main dans la main avec leurs futurs clients.
Petits rappels des faits : après détection d’un risque spécifique à la filière par Mélanie Douillet, conseillère en prévention, et Véronique Mornet, médecin du travail à la MSA Marne Ardennes Meuse, une étude est réalisée par Clémence Blin, ergonome, dans trois élevages cunicoles du secteur, de juin à décembre 2016. En tout, 16 jours d’observation dans trois exploitations de tailles et de conceptions différentes lui permettent d’établir un diagnostic sur les conditions de travail en cuniculture et les améliorations à réaliser. Elle fait ressortir le besoin d’un outil d’aide à la manutention lié aux tâches pénibles.
Des moments clés du cycle qui nécessitent de nombreuses manutentions et des piétinements. « Ils sont toujours associés à des déplacements car les éleveurs ont besoin de connaître en permanence l’état de santé des lapines. »
Manutentions et piétinements
« On s’est rendu compte qu’il n’existait pas de matériel adapté à l’ensemble des activités des exploitations cunicoles. Notamment pour les travaux les plus pénibles que sont la mise-bas et l’homogénéisation des nids (répartir les lapereaux par poids et par quantité entre les femelles). »
La spécialiste des conditions de travail a recensé au cours de son étude 17 modèles de chariot différents, en majorité mal adaptés à la manutention et aux déplacements. « Certains utilisent des caddies de supermarchés pour effectuer une partie de leurs tâches. D’autres ont fabriqué des chariots maison. Les éleveurs sont très créatifs, mais cela reste du bricolage. »
L’étude a posé les bases du cahier des charges d’un futur chariot cunicole d’aide à la manutention. Afin de l’affiner et de construire un engin au plus près des besoins des éleveurs, un groupe de travail a été constitué entre la MSA (ergonome, conseiller en prévention) et des éleveurs volontaires. « Qui mieux que les futurs utilisateurs pour dire ce dont ils ont besoin ? Mais, attention, le chariot parfait n’existe pas, tempère l’ergonome. Il aurait fallu inventer un chariot par élevage. » Des compromis ont été nécessaires…
Aux professionnels de s’approprier le prototype
Il a pourtant fière allure avec son cadre en acier galvanisé, son système de pied réglable en hauteur et son ingénieux tiroir à poussoir destiné à recevoir les balles de copeaux compressés. Polyvalent, le chariot s’adapte non seulement aux différentes morphologies des professionnels mais aussi à la diversité des élevages de la région.
« Mon mari est très grand. Moi beaucoup moins », explique Catherine, éleveuse à Somme-Bionne, commune située à l’est du département de la Marne. Elle a participé activement aux groupes de travail. « Nous avons besoin d’un chariot que nous puissions utiliser tous les deux sans que l’un ou l’autre ait besoin de se contorsionner. »
Son rêve d’un engin avec un siège intégré a été en partie réalisé, puisqu’une version avec assise escamotable est prévue en option. Après une phase d’évaluation pour gommer les inévitables défauts de jeunesse, restera aux professionnels à s’approprier le prototype. En attendant sa généralisation dans chaque élevage du groupement Lapi’Est. Pas question de poser un lapin à la sécurité.
1. Étude Cotralap réalisée en 2014 par les MSA Loire-Atlantique — Vendée et de Maine-et-Loire, la chambre d’agriculture Pays de la Loire et Brilap Poitou Charentes.
Clémence Blin, ergonome
« Le métier des éleveurs, c’est le bien-être des lapins. Le mien, c’est le bien-être des éleveurs. » Clémence Blin a rejoint, en avril 2016, une équipe pluridisciplinaire composée de médecins, d’infirmières et de conseillers en prévention au sein du service santé-sécurité au travail à la MSA Marne Ardennes Meuse. Son métier : ergonome. Une spécialité rare mais précieuse dans la prévention des risques professionnels.
« Dans ce métier, il faut être curieux de tout et de tous. » On peut dire que, depuis son arrivée à la caisse rémoise, elle est servie : en plus des éleveurs de lapins, ses compétences ont été sollicitées dans des domaines aussi divers que l’aménagement de salles de traite, l’accompagnement d’une cidrerie pour repenser les modes de communication entre associés, la prévention des risques psychosociaux en Marpa. Elle conseille également un jeune viticulteur sur la future implantation de son pressoir, un agriculteur qui souhaite produire des framboises, un producteur de concombres qui connaît des problèmes de recrutement.
« C’est un métier transversal par définition, où l’on côtoie tous types de risques, de difficultés ou de projets dans une grande diversité d’entreprises. » Un domaine qui ne s’arrête pas à l’aménagement des locaux et à l’adaptation du matériel, mais qui s’intéresse à l’individu au travail et à l’entreprise dans sa globalité, risques psychosociaux inclus. « On regarde toutes les dimensions du travail : physiques mais également psychologiques et cognitives. Les gens associent souvent l’ergonomie à une hauteur de table, d’écran d’ordinateur ou de chaise. Bien que l’aménagement de poste bureautique fasse partie de mes missions, l’ergonomie va bien au-delà. Elle consiste à comprendre le travail d’une personne dans sa globalité pour le modifier en vue d’en améliorer les conditions. » Mais pour transformer le travail, il faut l’étudier. Cela signifie, pour elle, enfiler ses bottes et une cotte pour, par exemple, visiter une salle de traite à 5 heures du matin et passer du temps avec l’éleveur. « Le travail est un système complexe. Il met en actions de nombreux mécanismes touchant la santé du travailleur et celle de l’entreprise. Même si chacune est différente, on applique toujours la même méthode. On analyse d’abord la demande et on se rend compte qu’elle est souvent l’arbre qui cache la forêt. On nous sollicite parce qu’on aimerait bien refaire un bureau. Or, on s’aperçoit qu’avec l’arrivée d’un nouveau logiciel, c’est toute l’organisation du travail qu’on doit repenser. »