Voir ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil, c’est la première mission d’une sentinelle. Ces bénévoles issus du monde rural sont formés pour repérer ce qui pourrait être un signe de détresse : un agriculteur qui se réfugie dans le travail de façon excessive, des absences répétées aux réunions professionnelles ou aux fêtes de village, un laisser-aller inhabituel… Leur rôle consiste alors à établir un contact bienveillant, puis, éventuellement, à rediriger leur interlocuteur vers un travailleur social ou un psychologue.
Mais ils sont parfois confrontés au silence, à la peur d’intervenir, à l’angoisse de passer à côté d’une situation grave. Jean-Philippe Bréchet, oléiculteur et viticulteur à Nyons, est sentinelle depuis 2023. « Lorsque je détecte un changement d’humeur par exemple, j’essaye d’amorcer le dialogue, de préférence en tête à tête, explique-t-il. Quand on fait le même métier, qu’on a les mêmes problèmes, c’est plus facile de parler. »
Mais le spectre du suicide plane toujours sur les campagnes. « Dans les six derniers mois, dans un rayon de 40 kilomètres, il y en a eu deux », confie-t-il.
Une journée d’échange à Valence
Ce 20 janvier, dans les locaux de la MSA Ardèche Drôme Loire, à Valence, environ 90 sentinelles se sont réunies pour une journée d’échanges.
Ces volontaires sont agriculteurs exploitants, salariés agricoles, employés territoriaux, retraités, membres d’associations ou encore élus syndicaux. Formés à la détection des signes du mal-être, ils mesurent la difficulté de leur tâche, avec parfois le sentiment d’être démunis. En France, d’après la dernière étude menée par la MSA à partir des chiffres 2021 du système national des données de santé, les exploitants et salariés du régime agricole âgés de 15 à 64 ans présentent un risque de décès par suicide de 60 % supérieur à la population générale, avec une plus forte proportion pour les hommes, les non-salariés et les habitants des zones rurales.
L’enjeu de l’accès aux soins
À Soyans, commune de 400 habitants située au pied de la montagne d’Eson, Jordan Magnet observe ses bêtes en train de paître dans une prairie en contrebas. Éleveur en bio depuis 2017, il pointe un paradoxe : « Nous sommes les premiers à nous plaindre de tout – de la météo, de nos représentants politiques – mais jamais du plus important : notre condition et notre moral. »
Pour expliquer ce constat, Catherine Massoubre, cheffe du pôle psychiatrie au centre hospitalier universitaire de Saint-Étienne et présidente du groupe d’études et de prévention du suicide, pointe notamment deux éléments. D’abord, la difficulté d’accès aux soins. Dans son Atlas de la démographie médicale 2024, l’Ordre des médecins indique que deux-tiers des départements ont vu leur densité médicale baisser depuis 2010. Et l’écart se creuse entre les zones bien loties et les déserts médicaux.
Ensuite, la psychiatre évoque une raison culturelle : le milieu agricole est un monde de « mâles taiseux ». Selon l’Insee, 73 % des exploitants agricoles sont des hommes. « Ils sont moins enclins que les femmes à exprimer leurs sentiments et donc leur mal-être, poursuit la chercheuse. Alors, ils ne disent rien. Et à un moment, ça s’écroule complètement. » D’où l’importance, pour créer du lien et briser le silence, d’un réseau qui compte désormais plus de 8 000 bénévoles formés au niveau national. « Il en faudrait encore plus !, renchérit Olivier Damaisin, coordinateur interministériel du Plan de prévention du mal-être en agriculture. Tous les acteurs du monde rural peuvent s’engager : les techniciens qui passent dans les fermes, les commerçants ambulants, les facteurs, les vétérinaires, etc. »
Des signalements en hausse
Dans les départements de l’Ardèche, de la Drôme et de la Loire, 456 signalements de « mal-être » ont été reçus par la MSA en 2024. Une augmentation de 10 % par rapport à 2023.
« Le mal-être est croissant, assure l’éleveur Jordan Magnet. On parle souvent des soucis financiers, mais ce n’est pas tout. L’un des problèmes – mais c’est loin d’être le seul – c’est le flux permanent de sollicitations par mail, téléphone portable, etc. Je me souviens d’un temps où pour joindre un agriculteur, il fallait appeler entre midi et 2, et sinon on attendait le lendemain. » Une immédiateté en contradiction avec le temps long nécessaire au métier. L’agriculteur critique aussi les injonctions politiques contradictoires. Productivisme contre contraintes écologiques, réglementations européennes contre « choc de simplification »…

La parole se libère
Ce constat d’une dégradation de la condition paysanne est partagé par Justine Arnaud, chargée de communication pour Solidarité paysans Rhône-Alpes, une association d’accompagnement et d’aide aux agriculteurs en difficulté : « De plus en plus de personnes épuisées se tournent vers nous. Dans la Drôme et l’Ardèche, toutes les filières de production sont touchées par des difficultés liées au dérèglement climatique ou à l’inflation. Dans la région, nous avons une grande tradition du bio et de la vente directe, mais certains consommateurs se détournent de ce secteur et privilégient les grandes surfaces. »
Ce sombre tableau comporte toutefois quelques éclaircies : « Le fait d’être contacté montre que les agriculteurs anticipent les situations difficiles. Les dispositifs de soutien sont mieux identifiés. Nous intervenons dans les centres de formation professionnelle et nous sentons le public réceptif. »
Le tabou du mal-être agricole serait-il donc en passe d’être brisé ? « J’ai l’impression qu’il y a un changement de mœurs, souligne l’agriculteur drômois Jean- Philippe Bréchet. La parole se libère. Les plus anciens n’admettaient pas d’être en difficulté alors que les jeunes ont moins honte de le dire. C’est aussi une question de génération. » Les nouveaux acteurs du monde agricole devront donc affronter les défis majeurs à venir pour le secteur, tout en sachant préserver le plus important : leur santé et celles de leurs proches.
Les sentinelles en chiffres
- 5 829 signalements « mal-être » ont été traités par la MSA dans tout le pays. Une augmentation de 31 % par rapport à 2023, en partie due à une meilleure identification des sentinelles.
- 88 % des signalements ont donné lieu à un accompagnement individuel.
- 23 % de sentinelles supplémentaires se sont engagées dans le réseau depuis juin 2024.