Votre mission est reconduite jusqu’en mars 2027. Quel premier bilan faites-vous ?
Olivier Damaisin : Après trois ans, dont le temps de passation avec Daniel Lenoir, à qui j’ai succédé en mars 2023, qui m’a permis de voir toute la mise en place de la feuille de route, le maillage territorial des coordinateurs, via les comités départementaux, fonctionne bien. Ceux-ci sont gérés par les services de la direction départementale des Territoires, par la MSA et par les chambres d’agriculture.
À côté de cette organisation technique, on retrouve le réseau des Sentinelles formées à la détection du mal-être par la MSA, les cellules Réagir portées par les chambres ainsi que les associations telles que Solidarité paysans ou Allo Agri. Cela permet un écosystème global où chaque agriculteur trouve chaussure à son pied. C’est fondamental car le but est de n’oublier personne.
Concernant les Sentinelles, l’objectif de 5 000 est largement dépassé puisqu’elles sont désormais près de 9 000, et leur nombre continue d’augmenter pour couvrir les dernières zones fragiles. Nous entrons maintenant dans une phase d’animation et de soutien à ce réseau. Je suis également en contact avec Cuma France, qui souhaite s’investir sur ce sujet. Toutes les personnes en lien avec les exploitations sont bienvenues car le plus difficile reste d’identifier les situations invisibles.
Parmi les nouveautés, il faut noter la création du répit administratif par la MSA. J’ai vu des gens complètement dépassés par cela, c’est un véritable soulagement pour eux. Les agriculteurs souffrent beaucoup de la surtransposition des normes en droit français, c’est une part importante de leurs difficultés. Malheureusement, il y a toujours des suicides et beaucoup de situations de mal-être, mais ces dernières sont mieux détectées et accompagnées. On le constate dans les chiffres de la MSA.
Quel est votre mode d’action pour mener à bien votre rôle ?
De nombreuses associations et dispositifs gravitent autour des agriculteurs. La MSA, comme d‘autres, n’avait pas attendu pour s’emparer du sujet, mais chacun œuvrait un peu de son côté. Le but majeur du plan est de coordonner et harmoniser les actions. Tous les acteurs sont désormais impliqués dans les comités nationaux ou départementaux.
Mon rôle consiste à faciliter le travail du réseau et apaiser les situations tendues. C’est pour cela que je me suis rendu dans le Jura à la suite de la détection de la dermatose nodulaire contagieuse bovine (DNCB). Même si je ne suis pas indispensable, je peux jouer le rôle de facilitateur et porter la voix de chacun de manière neutre.
Nous avons d’ailleurs été cités dans la Grande cause nationale pour ce travail collectif en faveur de la santé mentale, ainsi que lors de rencontres européennes. Mais nous n’avons rien inventé, il s’agit de remettre du bon sens et de recréer du lien humain.
L’une des grandes orientations du plan est justement de remettre l’humain au cœur du dispositif ?
Nous en vivons le parfait exemple avec la crise de la DNCB. Jusqu’à présent, le côté sanitaire et financier était priorisé, pour vacciner les troupeaux et indemniser les éleveurs. Mais l’humain n’était pas assez pris en compte. Après en avoir discuté avec Annie Genevard, ministre de l’Agriculture, nous avons changé le mode opératoire afin d’inclure dès le départ tous les partenaires qui peuvent accompagner les personnes touchées. Le soutien humain et psychologique intervient désormais dès les premières heures.
Quand la DNCB a été détectée en Savoie fin juin, j’étais sur place avec le président et le directeur général de la MSA et les associations locales afin de rencontrer les exploitants et leur présenter tout ce qu’il est possible de faire pour les aider ; la plupart ne comprenaient pas vraiment car ce qui compte pour eux, c’est leur troupeau, mais je leur répondais que moi mon problème, c’est eux ; si demain ils ne sont plus là, il n’y a plus de troupeau. Petit à petit, on réussit à faire évoluer la réflexion. Cela va dans les deux sens, car derrière les services de l’État et les organismes, il y a des femmes et des hommes qui sont là pour aider.
Nous pouvons agir de la même manière pour les crises climatiques, qui se superposent aux crises sanitaires. Sécheresses et inondations laissent des traces psycho logiques importantes. La priorité reste l’humain, et de prévenir en amont, par exemple en aidant à transformer ou arrêter leur activité si nécessaire.
Que retenez-vous de ce que vous avez pu observer sur le terrain ?
Je repense à certaines personnes que j’ai pu aider, notamment celles qui avaient fait appel au président de la République ou au gouvernement. Ces cas me reviennent directement, et parfois il suffit d’un rien pour redonner un souffle. Au-delà des problèmes économiques, beaucoup d’autres facteurs sont concernés, en particulier l’isolement. Rien que parler et écouter peut permettre de sortir de cette solitude. C’est pour cela que j’essaie d’impliquer des personnes qui sont passées par là et qui peuvent partager leur expérience, car le témoignage d’un pair est très puissant.
Parmi les structures locales avec lesquelles j’ai souhaité travailler figurent les France services, qui peuvent aider à relayer l’information et à rompre l’isolement. C’est important, car la proximité facilite l’accès aux droits comme le répit. Beaucoup d’agriculteurs ne veulent rien devoir à personne, ou ont un peu honte. Je compare cela à la pharmacie : pour payer vos médicaments, vous donnez votre carte vitale ; là c’est pareil, vous y avez droit. Certains travaillent 60 à 70 heures par semaine sans jamais prendre de congé ; il faut leur permettre de se reposer.
Pensez-vous que la santé mentale est un sujet moins tabou dans le monde agricole ?
J’entends encore des personnes me répondre « je ne suis pas fou » ; mais les problèmes de santé mentale concernent un français sur 4, cela ne veut pas dire être fou. Il faut arriver à dédramatiser, oser en parler. C’est l’objectif de la Grande cause nationale.
Pour cela, je dois dire que le film Au nom de la terre d’Édouard Bergeon a eu un fort impact. J’ai vu un avant et un après sa sortie au cinéma en 2019, il a brisé des tabous. C’est un sujet qui n’était pas forcément bien vu dans le métier et, sur le terrain, j’ai constaté que les gens ne me répondaient plus de la même façon. J’ai assisté à une projection du film en Isère, en présence du réalisateur, et j’y ai vu des agriculteurs aller vers lui en lui disant « mon frère s’est suicidé il y a quelques temps, vous m’avez ouvert les yeux sur sa souffrance… maintenant je comprends mieux la situation ». Ça a vraiment été un électrochoc.
Juste après, il y a eu la publication de mon rapport puis celui des sénateurs Férat et Cabanel, qui ont définitivement enclenché la mission interministérielle lancée fin 2021.
Quels autres axes vous semblent importants à développer ?
Nous voulons accentuer l’accompagnement des familles, conjoint(e), enfants et parents. C’est tout particulièrement vrai pour le sujet de la prédation, qui entraîne une profonde détresse et les familles touchées volent souvent en éclat.
Sur cet accompagnement global, les associations, nationales ou locales, effectuent un travail remarquable sur lequel les chambres d’agriculture ou les services de l’État peuvent s’appuyer. Je pense par exemple à l’association Zéro clivage, basée en Dordogne, au Sillon dauphinois ou encore à celles qui aident à se reconstruire après un décès…
Il y a aussi le sujet des travailleurs saisonniers, qu’il ne faut pas oublier. Des drames sont survenus lors des vendanges en 2023, et des mesures ont été mises en place, notamment pour vérifier les conditions d’accueil.
Parmi les autres axes, je réfléchis également avec mon adjointe Anne-Marie Soubielle à la prévention des accidents. Trop d’agriculteurs sont victimes d’accidents liés à la fatigue et au matériel mal entretenu. Sur ce sujet, nous pouvons notamment nous faire le relais des actions de la MSA.
Malgré les incertitudes, percevez-vous des signaux d’espoir pour les futures générations ?
Dans les salons agricoles, je vois beaucoup de jeunes motivés pour s’installer ou reprendre la ferme familiale. Il faut les accompagner au mieux. La jeunesse apporte un souffle d’optimisme et de nouvelles pratiques durables.
Il faudrait également simplifier et harmoniser les normes européennes afin de limiter le sentiment d’injustice. Quand les agriculteurs voient des produits importés cultivés avec des substances interdites ici, cela engendre un vrai mal-être. L’avenir du monde agricole dépendra de notre capacité à leur donner confiance et perspectives.