« Je pense mettre fin à mes jours. » Un peu plus d’un an après la remise des rapports parlementaires Olivier Damaisin, portant sur l’identification et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté et la prévention du suicide, et Françoise Férat – Henri Cabanel, sur les moyens mis en œuvre par l’État en matière de prévention, d’identification et d’accompagnement des agriculteurs en situation de détresse, le suicide en milieu agricole fait l’objet d’une attention coordonnée.
C’est ainsi que la journée « Mal-être en agriculture : parlons-en ! » se déroule, le 15 juin dernier, à Paris, sous la bannière fédératrice des partenaires concernés : chambres d’agriculture France, coopération agricole, fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), Jeunes agriculteurs et MSA. C’est aussi à ce titre que la première intervention, très symptomatique, évoque le travail partenarial.
« Je pense mettre fin à mes jours. » Ce sont les mots prononcés par un jeune, engagé dans un projet de reprise d’une exploitation laitière hors du cadre familial. Pendant cinq ans, il évolue dans un climat humain qui se dégrade peu à peu, jusqu’à la malveillance et l’absence de communication. Des mots relatés par David Herrscher, président de la MSA d’Alsace, pour en avoir été le destinataire.
Un numéro et une plateforme
Des mots qui ne devraient jamais laisser personne indifférent ou démuni. L’élu du régime agricole oriente alors le jeune homme vers la cellule Réagir, pilotée par la MSA d’Alsace et les chambres d’agriculture départementales. Pour répondre à la diversité des situations de fragilité, ce dispositif met en branle un accompagnement technico-économique et social avec l’aide d’autres organisations professionnelles : syndicats, assureurs, banques, centres de gestion, organismes stockeurs, etc. « Une approche à 360 degrés. »
Mis en place dans tout le réseau des chambres d’agriculture, il participe de la détection des situations de mal-être, entre autres. Ce service, gratuit en Alsace, a permis d’accompagner 1 300 personnes. Il vient compléter le numéro Agri’écoute (09 69 39 29 19, prix d’un appel local), enrichi depuis novembre 2021 d’une plateforme (agriecoute.fr). Celle-ci offre la possibilité de bavarder en ligne ou de prendre rendez-vous avec un psychologue, de consulter des fiches et de recueillir des conseils sur la santé mentale.
Chaque organisme du régime agricole dispose d’une cellule pluri disciplinaire de prévention composée d’un psychologue et de professionnels de la MSA : un médecin du travail, un assistant social et une personne chargée de prévention santé. Par ailleurs, le réseau santé-sécurité au travail de la MSA intervient dans la prévention primaire des risques psychosociaux des exploitants agricoles par la démarche « Et si on parlait travail ? ».
Toutes des sentinelles
Ces dispositifs assurent une prise en charge précoce sur le volet humain, sanitaire et social de la détresse des agriculteurs. Un point essentiel sur lequel reviennent différentes personnes présentes dans l’assistance, qui rappellent que toutes les situations de mal-être ne relèvent pas de difficultés économiques. Mais pour tous, la détection est au cœur de l’enjeu.
Les sentinelles de la MSA y concourent largement : accompagnées par des psychiatres et psychologues pendant trois jours, elles sont formées au repérage, à l’évaluation et à l’orientation de la crise suicidaire. Elles sont susceptibles d’aborder cette question délicate avec la personne en état de souffrance. Elles évoluent toutes dans l’environnement direct de l’agriculteur et veillent à l’inciter à se manifester.
« Il existe aussi un débat culturel, intervient Philippe Panel, président de la MSA Auvergne, qui consiste à porter le message suivant : “l’échec, c’est possible !” Et faire entendre à l’agriculteur qu’il a la possibilité d’abandonner son métier plutôt que de sacrifier sa vie. »
« Dix ans en survie »
« Je pense mettre fin à mes jours. » Ce ne serait pas ainsi que Karine Argoud-Puy, éleveuse de chèvres à Corrençon-en-Vercors, verbaliserait son mal-être. « Mon exploitation fonctionnait très bien, j’avais simplement un problème de charge de travail et de charge mentale. J’accumulais les heures de travail, je gérais une pape-rasserie débordante et je m’occupais de mon fils victime d’un accident de ski. Pour moi, c’était normal. Je ne me sentais pas légitime de me faire aider, explique-t-elle. Mais le jour où une assistante sociale de la MSA m’a annoncé que ce n’était plus possible, j’ai compris que cela faisait dix ans que j’étais en survie et je me suis effondrée. »
Les trémolos dans la voix l’attestent : il était grand temps pour Karine d’avouer son mal-être, de s’autoriser à accepter un arrêt de travail pour maladie, « même si, pour un exploitant, cela reste un leurre ».
« Les agriculteurs ne demandent pas d’aide : il faut aller vers eux, là où ils se terrent », constate-t-elle. D’où l’importance du maillage territorial. Un rôle dévolu à Daniel Lenoir, coordinateur national de la feuille de route «prévention du mal-être et accompagnement des populations agricoles en difficulté», qui assure la mise en place de la nouvelle gouvernance avec la création, dans chaque département, d’un comité départemental dédié au mal-être agricole. Cette mesure permet de décliner l’approche territorialisée au plus près des situations locales.
« Le suicide n’est pas une fatalité : quand on en a envie, on peut sauver des vies », conclut le Dr Fabrice Jollant, psychiatre.
Redressement judiciaire : un outil de gestion
« Toutes les situations de mal-être ne relèvent pas de procédures judiciaires, explique Valérie Berton, conseillère d’entreprise du réseau d’écoute et de solidarité en agriculture (Résa) et du dispositif Réagir de la chambre d’agriculture des Deux-Sèvres. Cependant, le redressement judiciaire est un outil de gestion qui permet de reconstituer la trésorerie et d’étaler la dette sur quinze ans au maximum. Dans le département, nous accompagnons une vingtaine de procédures judiciaires par an, essentiellement des redressements et quelques liquidations. Ces procédures sont mal-aimées : il existe beaucoup de préjugés à déconstruire. L’obligation de publicité dans la presse locale, l’audience à huis-clos et le regard des pairs sont difficiles à vivre. Notre suivi nécessite du temps et de l’écoute. Il passe par l’explication et le montage des dossiers (entre 100 et 150 pages). »