L’Europe sociale pouvait-elle rester le parent pauvre de l’Union européenne qui, dès 1957, consacre la circulation des biens, des capitaux, des travailleurs et des services ? L’union des représentants de la quasi-totalité des régimes de sécurité sociale de l’Europe et des organismes de la protection sociale en décide autrement, déterminée à faire entendre cette voix-là et éviter que d’autres ne la prennent à leur place.

La voix de la sécurité sociale européenne

L’union fait la force, c’est ce que recouvre la création en 1996 de l’European Social Insurance Platform (Esip), à l’initiative des Allemands, qui souhaite favoriser les valeurs et les principes des régimes de sécurité sociale européens auprès de l’UE. Installée à Bruxelles, au sein de la Maison européenne de la protection sociale, à quelques mètres des centres de décision, l’association est accréditée par les autorités européennes.

Anne-Claire Le Bodic, déléguée permanente de la Représentation européenne des institutions fran­çaises de protection sociale (Reif), Olivier Corbobesse, secrétaire de la Reif, Arnaud Emeriau, directeur de l’IHEPS.

L’Esip exprime la position commune aux 45 organismes des 17 États membres de l’UE plus la Suisse qui la composent. Ses objectifs sont de « préserver une protection sociale de haut niveau en Europe, renforcer les systèmes fondés sur la solidarité et maintenir la qualité. Ce réseau stratégique permet de développer des positions communes visant à influencer le processus décisionnel européen », explique Pascal Cormery, président de la Mutualité sociale agricole (MSA).

Une constellation d’associations

La prise de conscience de la nécessité de se regrouper pour s’exprimer d’une seule voix gagne aussi les tenants de la protection sociale en France qui créent en 2003, à l’initiative de la MSA, la Représentation européenne des institutions fran­çaises de protection sociale (Reif). Celle-ci réunit les branches du régime général, le régime agricole, l’École nationale supérieure de sécurité sociale, le Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale, l’Union des caisses nationales de sécurité sociale, la caisse de retraite complémentaire du personnel navigant professionnel de l’aéronautique civile et l’association en charge du système d’indemnisation des demandeurs d’emploi, l’Unédic.

Tout le monde lève le drapeau en faveur de l’Europe de la protection sociale.

Le monde agricole prend aussi le train de cette évolution en proposant dès 2005 son propre réseau européen des systèmes de protection agricole : European Network of Agricultural Social Protection (Enasp). Il réunit 5 régimes agricoles : la MSA (France), le SVLFG (Allemagne), Mela (Finlande), Krus (Pologne) et SVS (Autriche).

D’autres organisations, l’association internatio­nale de la mutualité (AIM) et l’association internationale de la Sécurité sociale (AISS), rejoignent cette task force de la sécurité sociale pour l’étendre au monde entier, sur les volets de la mutualité et de la protection sociale. « Être membre de l’AIM permet au régime agricole de bénéficier d’un réseau important pour continuer d’exercer une politique d’influence, assure Thierry Manten, premier vice-président de la CCMSA. L’association entretient de fortes relations avec l’Esip et l’Enasp qui consolident davantage notre stratégie. »

La protection sociale n’est pas un service comme un autre

Écrire l’Europe de la protection sociale et de la sécurité sociale et la proposer en modèle, tel est l’objectif escompté par ces multiples groupements. Il s’agit, grâce à un travail de terrain, de défendre auprès des instances de l’UE [cf. notre schéma] la vision sociétale et les valeurs qui sous-tendent la protection sociale. « Celle-ci ne peut être vue seulement sous un angle techniciste », rappelle François-Emmanuel Blanc, directeur général de la CCMSA. Ce n’est pas un service comme un autre qui est rendu à une population, ce n’est pas juste une prestation en nature, en espèce. C’est quelque chose de plus global. C’est une mécanique de droit réel qui concrétise les droits de l’homme. »

Stratégie d’influence

La stratégie d’influence se nourrit de la richesse qui résulte du partage des expériences et des bonnes pratiques entre les organismes et les pays apparte­nant à cette constellation d’associations, toutes vent debout pour influer sur les décisions de l’UE concernant des enjeux comme le vieillissement démographique, les droits sociaux, les zones rurales, les soins… et faire valoir les principes de solidarité chers aux acteurs de la protection sociale.

La mission assignée à la belle famille de la Reif

Pour la Reif, le travail consiste, selon sa déléguée permanente, Anne-Claire Le Bodic, également vice-présidente de l’Esip, « à participer aux travaux préparatoires de la Commission euro­péenne le plus en amont possible du dépôt de la proposition législative pour faire valoir nos intérêts le plus tôt possible. »

Cette participation met en œuvre l’un des deux rôles majeurs qu’elle joue auprès de l’UE, « le lobbying défensif et offensif », selon l’expression de son secrétaire Olivier Corbobesse, aussi directeur des relations européennes, internationales et de la coopération à la Caisse nationale des allocations familiales. « Pour le lobby défensif, précise-t-il, il faut éviter de se retrouver avec un article dans un texte européen qui va à l’encontre de nos valeurs à la sécurité sociale. Pour l’offensif, on va se demander : que peut-on promouvoir ou ajouter ? » L’autre mission de la Reif est d’exercer une veille politique et juridique sur ce qui se passe au niveau des instances bruxelloises.

L’association internationale de la Mutualité la joue araignée

Même approche du côté de l’AIM mais qui use de mots différents : Sibylle Reichert, sa directrice exécutive, évoque un lobby « proactif ou réactif. Ce qui est important, c’est d’arriver à être là avant qu’une législation, une recom­mandation ou une communication ne soit proposée. » Une dynamique du processus d’influence qui ne laisse rien au hasard. « Nous devons être comme une araignée sur sa toile, présents partout et rapidement. Face à la Commission, au Parlement et au Conseil de l’UE, d’autres structures sont très actives. L’industrie comme lobby est plus forte que nous le sommes. Nous devons prendre de l’avance. Nous tentons d’anticiper les étapes suivantes au terme de nombreuses analyses. Nous essayons d’être les premiers. » Une façon de tisser son destin et de ne pas en perdre le fil.