« Du pouvoir coupant de la lame au pouvoir d’agir. » Ça résonne comme le slogan publicitaire d’une grande marque. C’est pourtant bien du travail de pro : la phrase choc émane de Joffrey Beaujouan, docteur en ergonomie, également détenteur du titre européen (Eur.Erg.®).
Depuis dix ans, il travaille dans l’aéronautique, avec Airbus, puis dans l’agriculture, sur la conception de formations par la pratique. Elles visent à accélérer les apprentissages humains à forte valeur ajoutée. Illustration avec l’une d’entre elles, « Ne perdez pas le fil », mise au point avec les MSA Ain-Rhône, Alpes Vaucluse et Bourgogne. Du pouvoir coupant au pouvoir d’agir, ou comment accélérer la construction du savoir-faire d’affilage des lames de sécateur pour améliorer la santé de l’homme et de la vigne, ainsi que la productivité.
Shlak !
Pour ne pas perdre le fil de l’article – lui aussi se doit d’être pointu – quelques éléments de contexte. Avec Magalie Cayon et Arnaud Desarmenien, respectivement responsable du département de la prévention des risques professionnels (PRP) et conseiller national en PRP, nous débarquons en pleine session de formation, ce vendredi 6 mars. Elle se tient dans les locaux de Val de Nesque, organisation de producteurs nichée à Malemort-du-Comtat, dans le Vaucluse .
Au premier plan, un troupeau de vignes bien alignées ; au loin le mont Ventoux veille au grain (de raisin), tout encapuchonné de blanc, tel un berger. À l’intérieur autour des tables, des viticulteurs. Sur les tables, un arsenal de matériels issu de boîtes transparentes, des plus pertinents au plus surprenants : sécateurs à main, électriques et pneumatiques, lames pédagogiques, loupe LED, affiloirs, marqueurs, balances de calibration…
Premier exercice pratique : les deux formateurs, Claude Rozet et Richard Tremblay, conseillers en prévention de la MSA Alpes-Vaucluse, invitent les participants à couper des bouts de tubes dont la résistance rappelle celle des sarments de vigne ! Ils doivent réaliser l’opération avec les sécateurs disponibles dans le kit pédagogique – dont l’un d’entre eux a des propriétés étonnantes – puis avec leur propre outil. Schlak !
Couac
C’est là que les affects des uns et des autres se manifestent. Décontenancement, stupéfaction… C’est ce que ressentent de nombreux participants au vu des efforts déployés et des effets produits sur les tubes, dont certains arborent après la coupe un état quelque peu écrasé 1.
Les constats qui ressortent de l’étude de terrain, menée dans le cadre du diagnostic ergonomique effectué en 2018, sont étonnants. Tout d’abord, une sinistralité en viticulture élevée en matière de troubles musculosquelettiques (TMS). Et une évolution au regard des chiffres de 2005, avec l’essor et la modernisation des outils de taille : soit une augmentation de la part des localisations aux épaules (+ 20 %), aux coudes et au dos (+ 5 %), et une diminution de la part des affections localisées aux mains, aux doigts et aux poignets (de 70 à 40 %).
Cela génère une incidence financière directe puisqu’un arrêt de travail moyen est de 40 jours pour une affection du canal carpien contre 210 jours pour une épaule avec une altération possible de l’amplitude du mouvement.
Deuxième constat : les outils utilisés par les professionnels ont en grande majorité un pouvoir coupant altéré. Ils ne sont pas ou sont peu affilés dans les faits. Beaucoup d’entre eux considèrent que leur outil est dans un état normal. Cela n’est pas une préoccupation première que d’entretenir dans la durée le pouvoir coupant de leur lame de sécateur.
Par ailleurs, les viticulteurs (salariés et exploitants) ne possèdent pas toujours d’outil pour affiler. En général, ils ne savent pas vraiment comment les utiliser de manière efficace. Ils sont rarement légitimes dans les organisations du travail pour agir directement sur l’entretien de leur outil. Ce sujet est d’ailleurs peu discuté au sein des collectifs de taille, ou avec la hiérarchie des petites comme des grandes structures.
En savoir plus
Michel Dubois, MSA Bourgogne au 06 70 79 58 70
Claude Rozet, MSA Alpes-Vaucluse au 06 88 28 84 44
Jacques Vermorel, MSA Ain-Rhône au 06 79 40 73 03
Il est également symptomatique de constater que les formations initiales ou continues n’accordent que peu d’importance à l’apprentissage de l’affilage du sécateur. Pas ou peu de mise en pratique. Pas ou peu de liens établis avec les TMS et la santé de la vigne. Or l’opération qui consiste à maintenir le pouvoir coupant d’une lame est un savoir-faire qui requiert une motricité fine, complexe à construire.
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D’une part le diagnostic précis de l’état de la lame n’est pas réalisable à l’œil nu. Il s’établit par le biais des sensations corporelles, notamment le toucher fin, ou encore la proprioception. D’autre part, l’action sur la lame courbe nécessite l’application d’une combinaison de paramètres de force, d’angle et de déplacement.
C’est ainsi qu’au beau milieu de cette nouvelle formation dispensée par la MSA, des exercices pratiques demandent aux participants de classer des lames : fil droit, lame neuve ; fil peu viré, usure normale ; fil très viré, lame peu ou mal entretenue ; fil retourné, lame jamais affilée ; et fil usé et cassé par des fils de fer ou des cailloux.
En fonction de l’état du fil, les mesures préconisées sont l’affilage, l’affûtage ou le remplacement de la lame. Autre exemple d’exercice où l’on comprend l’utilité de la balance de calibration : il s’agit de s’entraîner à faire glisser l’affiloir en imprimant la même pression sur la lame : « On la caresse, ni trop, ni trop peu, il n’y a pas de mot pour le dire, il faut le re(s)sentir… »
« Le concept sous-jacent dépasse le cadre de la filière viticole et l’objet strict de l’entretien du pouvoir coupant dans le temps d’un outil, explique Joffrey Beaujouan. Ne perdez pas le fil questionne la manière de penser l’accompagnement de la transformation des pratiques en acte chez des individus n’ayant aucune raison a priori de changer leurs manières de faire. Ces dernières étant bien souvent issues de croyances, d’habitudes, de routines profondément ancrées. »
Après avoir formé plus de 350 viticulteurs en deux ans, un déploiement est étudié à l’échelle du territoire pour la filière viticulture. Mais également à l’échelle d’autres filières au sein desquelles les questions de prévention primaire des TMS relatives aux développements de savoir-faire de prudence se posent 2. Affaire à suivre. Ne perdons pas le fil.
(1). Les données chiffrées et les éléments de diagnostic sont issus de l’article : Beaujouan (J.), Dubois (M.), Rozet (C.), Vermorel (J.) Danguin (M.), Dumas (L.), Gornouvel (J.-C.), Penser autrement la formation, tentatives et perspectives d’une approche en prévention primaire des TMS dans le domaine de la viticulture. À paraître.
(2). Entre autres problèmes, il y a ceux liés à l’entretien dans la durée des outils de travail, point de départ d’une approche plus globale. Cf. Beaujouan (J.) et al. Du maintien du pouvoir coupant des outils au développement du pouvoir d’agir individuel et collectif au sein des organisations du travail. Article soumis.
Vers un déploiement national ?
Le service santé-sécurité au travail (SST) de la MSA Ain-Rhône anime depuis plusieurs années un module de formation à destination des viticulteurs s’inscrivant dans une démarche de prévention durable des TMS. Il est adapté du module TMS Viti inscrit dans le plan SST 2016-2020 de la CCMSA. Le souhait d’améliorer cette formation est alors évoqué pour faire face à des difficultés des formateurs : effets produits sur le public, difficultés d’évaluation, etc.
C’est dans ce contexte qu’un diagnostic préliminaire est réalisé fin 2017 par Joffrey Beaujouan, ergonome spécialisé dans les questions d’apprentissage. Ses constats, repris dans l’article ci-dessus, trouvent un écho particulier auprès des MSA Alpes-Vaucluse et Bourgogne, confrontées aux mêmes difficultés. « Une autre étude menée par les MSA Alpes-Vaucluse et Provence Azur révèle que le geste professionnel et l’affilage impactent de 16 % le niveau de vibrations du sécateur électrique », indique Laetitia Dumas, responsable de la prévention des risques professionnels à la MSA Alpes-Vaucluse.
De ce fait, une version prototype d’un dispositif de formation par la pratique est conçue par un groupe projet MSA Ain-Rhône / MSA Bourgogne / MSA Alpes-Vaucluse sur l’année 2018-2019. Elle vise à accélérer l’apprentissage et la maîtrise par les stagiaires du savoir affiler les lames d’un sécateur manuel et électrique avec le concours de l’ergonome partenaire. Ce dispositif n’aurait pu voir le jour sans l’investissement budgétaire et en temps des équipes des trois MSA, ni sans le développement de moyens pédagogiques innovants supportés par Joffrey Beaujouan.
Les effets produits par ce dispositif sont prometteurs du point de vue des résultats produits sur les adhérents ayant bénéficié de la formation tant qualitativement que quantitativement (plus de 350 à ce jour). Et sur les préventeurs notamment, à propos de la manière dont sont appréhendés la formation et leur rôle de formateur dans ce contexte.
Au-delà du défi actuel de mise au point du dispositif a été envisagée la question de l’étude de faisabilité de son déploiement pilote sur la campagne de taille 2019-2020 pour deux nouvelles MSA partenaires, Auvergne et Ardèche Drôme Loire. L’objectif est d’étudier les conditions les plus favorables au déploiement, les limites et la manière de l’envisager à plus grande échelle par la suite. Déjà 26 formateurs ont été formés sur les cinq MSA.