« Il a essayé de se pendre. La poutre a cassé. Il a voulu s’allonger sur les rails. Il y avait grève de la SNCF. Pas découragé, il a volontairement planté sa voiture contre un arbre. Il est sorti presque indemne de son duel avec un platane. Il a fini, dans un moment de lucidité, par pousser la porte des urgences en nous disant : “Ce n’est visiblement pas mon jour, j’ai besoin d’aide.” » Le Dr Tiphaine Bouldoires, psychiatre et spécialiste du suicide du sujet âgé, n’a malheureusement pas que des souvenirs de gardes aux urgences qui se terminent aussi bien. Aujourd’hui, ce Breton va mieux. Mais il a fallu un sacré coup de main du destin pour qu’il survive à son entêtement macabre.
« Il ne faut pas penser que cet homme avait envie de mourir. Il avait juste envie d’arrêter de souffrir. Il faut être clair et net, non, le suicide ne résulte pas d’un choix », affirme Laurent Le Goff, infirmier, en balançant tout de suite une première claque salutaire au cliché numéro un qui circule sur le sujet. Ce ne sera pas la dernière lors de ces trois jours de formation d’une nouvelle génération de sentinelles de Bretagne, organisés à la fin du mois de novembre à Saint-Ségal dans le Finistère.
Détecter et agir en cas de crise
Ces vigies antisuicide, pensées par la MSA d’Armorique il y a six ans, sont des bénévoles formés à détecter et agir en cas de crise. Elles constellent aujourd’hui toute la Bretagne.
Ce jour-là, elles ont le visage de Stéphane, Sophie, David, Hervé, Yves, Alain, Michel, Anne-Laure, Valentin ou Isabelle. Des anonymes qui, mis à part leur prénom qu’ils nous ont permis de dévoiler, le resteront. Cette discrétion voulue dès l’origine fait partie du contrat moral qu’ils signent en entrant dans la grande famille des Sentinelles. L’ordre du jour est clair : repérer, évaluer et accompagner une crise suicidaire en milieu agricole. Un programme de formation psychologiquement intense au cours duquel ces ruraux, pour la plupart en activité, seront confrontés à la réalité du suicide. Après avoir passé à la moulinette les idées reçues sur le sujet, les deux spécialistes transmettent des méthodes pour évaluer une crise et une palette d’outils pour la désamorcer, mais aussi pour apprendre à se protéger. « L’objectif d’une bonne sentinelle n’est pas de devenir un soignant ou un super héros, souligne Laurent Le Goff. On pourrait la comparer à une personne qui, bien que formée aux risques incendies, n’a pour autant pas les moyens d’éteindre un feu à elle tout seule. Nous, les soignants, nous sommes là pour prendre le relais. »
Passé les présentations, poussées par les animateurs de la session de formation, dans la salle, les langues des futures sentinelles se délient peu à peu. « Il n’y a pas une seule de mes 43 années de travail où je n’ai pas entendu parler de suicide. Un client, un ami ou un ancien camarade de classe, on se demande constamment qui sera le prochain. » À croire qu’en Bretagne plus qu’ailleurs, le suicide fait partie du décor comme le crachin et les menhirs. De toute façon, cet agriculteur a arrêté de compter. « Les gens sont beaucoup plus isolés qu’avant. Dans les premières Cuma (NDLR : coopératives d’utilisation de matériel agricole ), on se déplaçait pour savoir si un outil était disponible. Aujourd’hui, un simple SMS suffit. Notre façon de communiquer change énormément. Comme je travaille dans un service de remplacement, je suis arrivé plusieurs fois sur des exploitations après un suicide. On nous explique que c’est une broutille qui a mis le feu, qui a déclenché l’acte irréversible. Le plus souvent l’étonnement est général alors qu’on se rend compte que le laisser-aller s’est installé depuis longtemps. »
Un autre confie : « On voit des gens qui étaient à fond dans leur travail et qui n’ouvrent plus le courrier, qui n’appellent plus le vétérinaire, ni l’inséminateur. Des gens chez qui tout part en vrille : les animaux, l’environnement et l’administratif. Des mecs se retrouvent la tête dans le guidon. Dans le porc ou dans le lait, beaucoup sont allés dans la fuite en avant, au toujours plus grand, jusqu’à ce qu’un événement imprévisible – il arrive forcément un jour – grippe la belle machine. De nombreux néoruraux qui se sont installés en légumes sont concernés également. Ils savent faire dans le champ le printemps et l’été mais beaucoup moins l’hiver et, 18 mois après, ont déjà un genou à terre à essayer de s’en sortir avec des revenus en dessous de zéro. Mais il ne faut pas croire que ce genre de choses ne touche que les secteurs en crise. Dans les filières dynamiques, très à la pointe, il y a une obligation de réussite. Gare à ceux qui échouent… »
D’autres futures sentinelles avouent leurs doutes face à certains comportements. « On voit parfois des montées d’agressivité envers les machines mais aussi et surtout les bêtes, jusqu’à vouloir faire mal. On sait que quelque chose ne va pas mais on ne sait pas comment réagir », interpelle l’un des participants. Réponse du formateur : « C’est un signe de souffrance psychique. Une manière d’aller vider un trop-plein de mal-être. Cette agressivité se retourne contre ceux qui sont les plus proches, ceux qui sont accessibles. La cellule familiale ou les animaux qu’ils côtoient tous les jours sont en première ligne. »
Le Dr Bouldoires poursuit : « Les changements de comportements doivent vous alerter. Des personnes qui réduisent leur champ d’actions ou au contraire des gens qui commencent à faire n’importe quoi. »
« Qu’est-ce qu’on peut faire dans ce cas-là », interroge Michel ? « Quand une personne est dans cet état, tout devient problème. On peut se permettre de dire simple-ment : “J’ai l’impression que tu vas moins bien que d’habitude”, explique le Dr Bouldoires. En faisant cela, vous entrouvrez une porte pour lui permettre de s’exprimer. Ce qui nous empêche le plus souvent de le faire ? Notre bienveillance, notre pudeur. » Parce qu’on n’est pas tous à l’aise avec le mot « suicide », son conseil est de s’entraîner à poser des questions simples mais à la fois difficiles, comme « As-tu déjà pensé au suicide ? » Il est nécessaire de procéder à cet échange dans un cadre amical.
RUD pour risque, urgence, danger
Un autre prend la parole et interroge : « Comment aborder une personne en crise aiguë ? » La réponse de l’instructeur vise à instaurer un climat de confiance et à le laisser exprimer ses émotions. « Mon conseil est de la laisser vider le sac de ses émotions. Imaginez-vous vous cogner à un coin de table. L’intensité de la douleur est telle que vous n’êtes pas en état de répondre aux questions que l’on vous pose. La personne en crise suicidaire se trouve dans cet état. Pendant ce temps-là, en face, vous allez devoir vous demander où elle en est dans sa crise. Heureusement des méthodes existent. Le RUD pour risque, urgence, danger. Quand il y pense du matin au soir, ça veut dire qu’il se trouve dans la rumination suicidaire. Il faut demander comment, où et quand il pense passer à l’acte. Il ne faut pas avoir peur de rentrer dans les détails. Les gens se livrent assez facilement. La grande majorité veut parler. Elle est même heureuse de le faire. Les gens sont tellement à bout que, si vous ouvrez une porte, ils s’y engouffrent. Quand il y a les trois : la fréquence des idées suicidaires, leur intensité et un scénario établi, c’est qu’ils sont au bout du bout et qu’il y a danger. Là, l’urgent est de vérifier si ce moyen est accessible ou disponible. Est-ce que ce moyen est létal ? Avez-vous la corde ? Une arme à feu ? Où se trouvent-ils ? Il ne faut pas repartir avec un doute. Si vous pensez que la personne va se supprimer après la première traite du lendemain matin avec une corde, vous lui prenez la corde, en lui expliquant pourquoi vous le faites. C’est incroyable mais le plus souvent ça marche car les gens sont tellement fatigués cognitivement qu’ils vont avoir un mal fou à imaginer un autre scénario. »
En faisant le choix de s’appuyer sur des personnes qui ne sont pas des soignants, la MSA mise sur les compétences de chacun, capable à son niveau d’agir, de s’inquiéter pour l’autre et de l’orienter si besoin vers des professionnels qui sauront le prendre en charge.
Comme dans tout classement, il fallait bien un numéro un.
Malheureusement, c’est nous qui sommes tout en haut du podium. Il se trouve que nous avons le triste privilège d’être l’endroit de France où l’on se suicide le plus. Un fait que nous nous devons de regarder en face. » Avec 24,7 morts pour 100 000 habitants, la Bretagne se situe largement au-dessus de la moyenne nationale qui s’établit à 15,8 décès pour 100 000 habitants (données 2015). Au regard de ces chiffres, issus des statistiques de Santé publique France, implacables et froids, Laurent Le Goff a choisi de ne pas se résigner. Car ce Breton têtu est du genre à cultiver l’indignation constructive. En six années d’actions de terrain des sentinelles, les chiffres le prouvent : le message passe. Même si elle garde son record national, la Bretagne voit le nombre de ses suicides baisser. « Pourtant, 729 suicides et 6 700 hospitalisations par an, c’est encore bien trop au regard des conséquences dévastatrices que cet acte provoque dans les familles et dans tout le corps social breton. »
Les clichés concernant le suicide ont la vie dure.
Mais le message commence à passer. L’année dernière, des agricultrices en activité sont venues nous voir et elles ont dit : “Faut qu’on parle, faut que ça s’arrête.” Elles ont raison, il y a toujours quelque chose à faire. Le suicide n’est pas une fatalité, les signes du mal-être sont repérables. C’est un acte ni courageux ni lâche. Il n’est en tout cas jamais un choix. On a trop mal psychiquement.On n’a trouvé que cela pour que cela cesse. Les gens nous disent : “Je suis face à un mur, dans une impasse.” On vient ici heurter la liberté ultime de chacun de mettre fin à ses jours. Il faut évacuer cette dimension philosophique de l’acte car sinon on ne fait rien alors qu’on peut intervenir du début à la fin de la crise suicidaire. Sur le tristement célèbre pont des suicidés à Brest, en installant des pare-suicides – qui ne sont pourtant pas infranchissables – on a obtenu une baisse de 40 % de ce type d’actes sans augmenter le nombre de morts sur le pont d’à côté. Casser le scénario d’une personne épuisée cognitivement – et les personnes en crise suicidaire le sont toutes – c’est lui donner du temps. Mais il y a des cas pour lesquels il faut toujours appeler la gendarmerie. La présence d’une arme à feu en est un. Avec elle, on multiplie par cinq les risques de suicide. »
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