« Ma petite maman, je t’écris cette lettre parce que tu me manques beaucoup. Je suis chez papa, je pense tout le temps à toi, là-bas dans ton hôpital. Papa m’a dit que tu allais revenir bientôt mais pas tout de suite, parce qu’il faut que tu te reposes encore un peu. Hier, je suis allé à la maison voir les bêtes et donner à manger aux poissons. Ils vont bien. Après, je suis monté aux enclos ; là aussi tout le monde va bien. »
Un jour, tout bascule
Sarah, 40 ans, hospitalisée, reçoit une lettre de son petit garçon. Après en avoir pris connaissance, elle commence à se raconter. Elle est agricultrice ; installée depuis quinze ans après avoir repris les terres laissées par son père, elle élève en plein air une petite dizaine de truies. De temps en temps, sur commande, elle fait table d’hôte, casse-croûte à la ferme pour les touristes et les randonneurs : « Je suis devenue la reine du pâté de tête et de l’andouillette, le tout en bio. Je ne suis pas riche mais je n’ai pas de dettes. Et je gagne ma vie. »
Pourtant, un jour tout bascule. « Je voulais seulement dormir, dormir. J’ai vidé la pharmacie, j’ai avalé tous les cachets. Je ne voulais pas mourir, je voulais simplement dormir. J’étais tellement fatiguée. Tous les matins, c’était de plus en plus difficile de me lever. J’ai pété les plombs. […] J’ai rien vu venir, je travaillais le nez dans le guidon. Au début, j’arrivais encore à sortir faire de la musique avec les copains. La musique, c’est un peu mon lien avec les autres. » Aujourd’hui, elle se retrouve à l’hôpital, essaie de comprendre et fait le point : l’excès de travail, l’épuisement, l’isolement progressif, la paperasse…
« Ne pas rester seul »
Sarah est l’un des trois personnages de la nouvelle pièce de la troupe En compagnie des oliviers consacrée aux risques psychosociaux et commandée par la MSA du Languedoc. Un spectacle, reflet de ce que peuvent vivre de nombreux agriculteurs, écrit par Jean-Pierre George à partir de rencontres avec certains d’entre eux (voir ci-après). La première a eu lieu au théâtre Bassaget de Mauguio, dans l’Hérault, devant un public d’administrateurs, d’élus, de travailleurs sociaux, de médecins du travail et des conseillers en prévention de la MSA du Languedoc accueillis par Cédric Saur, président, et François Donnay, directeur général.
« Notre volonté était de mener une action forte autour des risques psychosociaux et des conditions difficiles que connaissent de nombreux exploitants au quotidien, explique Cédric Saur. Avec un message clé : ne pas rester seul. Un groupe de travail – administrateurs de la MSA, médecin du travail, responsable de la prévention des risques professionnels, assistante sociale, metteur en scène – s’est constitué pour cette pièce. »
« C’est le silence qui nous tue »
Brigitte Pontier, céréalière, et Éric Cazals, viticulteur, administrateurs de la MSA, y ont participé. Ils parlent des difficultés de leur métier : « Je ne souffre pas de la solitude mais du regard de la société et des démarches administratives qui vont jusqu’à vous pourrir la vie », signale Brigitte Pontier. Pour Éric Cazals, « alors qu’on essaie de bien faire avec toutes les normes, que l’on fait de gros efforts en termes de protection de l’environnement, on n’a pas de juste retour de la part de la société. Le mal-être des agriculteurs est aussi lié à la faiblesse des prix pour nos productions : l’estime de soi en prend un coup. » Tous deux pointent la nécessité d’aller vers les autres, de se retrouver, par exemple dans le cadre de formations, d’échanger… « L’isolement pousse à des comportements ou des réactions particulières. Avant d’être au bord du gouffre, il faut parler de ses difficultés. »
Ce spectacle a été construit à partir des témoignages d’une douzaine d’exploitants. Il pointe aussi, au travers d’autres prises de parole, les aides apportées par la MSA aux agriculteurs en détresse. « Nous voulons le programmer sur les trois départements de la MSA du Languedoc [Gard, Hérault et Lozère], précise Lionel Venezia, responsable de la prévention des risques professionnels, pour initier une démarche plus globale et proposer aux exploitants, à l’issue de la représentation, de participer à des réunions, des débats. »
Au fil de cette pièce, Sarah continue de se raconter. Elle discute avec Albine, sa voisine agricultrice « mal embouchée mais avec un cœur gros comme ça », venue lui rendre visite. C’est elle qui s’occupe de ses bêtes pendant son absence. Elle dialogue également avec Jean-Christophe, un ancien mécanicien, hospitalisé comme elle, auquel elle explique le métier qu’elle a choisi, avec ses plaisirs, ses contraintes et ses évolutions. En raison de l’obligation qu’elle a eue de se poser un peu, de prendre du recul, de s’exprimer, Sarah l’affirme : « J’ai compris que c’est le silence qui nous tue ».
Montrer la solidarité dans toutes ses dimensions
La prévention des risques psychosociaux est l’un des axes prioritaires du plan santé-sécurité au travail 2016-2020 de la MSA, avec des enjeux fondamentaux en termes de conditions de travail pour la population agricole. Dans un métier engageant, les risques peuvent être nombreux : fatigue, problèmes de santé, d’usure, conditions économiques – avec l’état des marchés, le faible niveau de revenu, l’endettement… –, absence de coupure entre vie personnelle et travail dans une exploitation agricole, isolement, célibat, problèmes de transmission, ou encore contraintes administratives. Tout cela, la MSA en est pleinement consciente. Mais nous avons souhaité ne pas faire de misérabilisme et ne pas donner une image triste de l’agriculture.
Nous voulions que soient évoquées les solutions possibles pour réduire ces risques et montrer la solidarité dans toutes ses dimensions – professionnelle, familiale, dans le voisinage… -, les réseaux associatifs, l’ouverture sur le monde extérieur. La MSA souhaite s’inscrire dans cette solidarité et veut, en faisant mieux connaître les dispositifs d’accompagnement qu’elle propose, aider les exploitants à trouver des ressources pour préserver leur santé.
Un sujet tabou
La MSA du Languedoc voulait évoquer les risques psychosociaux et un sujet encore tabou : le suicide en agriculture. J’ai rencontré le médecin du travail, le service de prévention des risques professionnels, des administrateurs de la MSA. Puis je suis allé sur le terrain pour entrer en relation avec des personnes ayant été confrontées à une dépression, voire ayant fait une tentative de suicide. Elles se sont racontées assez facilement. Des traits marquants sont ressortis : les agriculteurs ne parviennent pas à gagner leur vie, ils ne se sentent pas reconnus dans leur activité, exercent souvent seuls et souffrent d’une mauvaise image. Tous sont submergés par la paperasse, se plaignent d’une surcharge de travail et d’un manque de loisirs. Je travaille avec le monde agricole depuis une vingtaine d’années ; je vois de plus en plus de gens blessés, confrontés à la solitude, vivant en parallèle de la société. Mais j’ai aussi croisé des gens qui vont mieux parce qu’ils ont fait un pas vers les autres.
De tout le matériau recueilli, il fallait faire une histoire. J’ai repris le fil tissé avec deux précédentes pièces – Semailles d’automne (sur l’installation de Sarah, éleveuse de porcs) et Le Mariage de François (où elle s’exprime sur la vie d’agricultrice). Avec Un temps de cochon, on retrouve Sarah qui a trop tiré sur la ficelle. Elle parle de sa vie, échange avec une copine et un homme croisé lors de son hospitalisation, et évoque les solutions : la parole, le soin, la nécessité de ne pas continuer à encaisser seule le poids d’un quotidien lourd.