En juillet dernier, Samira Kasmi, 38 ans, est arrivée au bout de ses limites. Elle ne pouvait plus aider son fils de 10 ans, qu’elle surveille comme le lait sur le feu depuis ses 7 mois et demi. Jawad est né prématuré après une éclampsie à l’accouchement. D’emblée, il est en souffrance fœtale. Le nourrisson est atteint d’une hémiparésie entraînant des troubles de l’apprentissage. Sans attendre et surtout sans s’en rendre compte encore, elle endosse, à 28 ans, le rôle de maman aidante, se considérant juste maman. « Je suis sortie de la maternité avec un bébé de 2 kg. Les pédiatres ne pouvaient pas s’avancer sur son état à ce stade. Je savais qu’il avait des lésions, mais ils n’ont pas été capables de me dire ce que cela signifiait. On m’a dit : “Vous le suivez. Vous avez déjà été maman, vous l’observez. Au fil des rendez-vous, vous nous direz.” Je pars de la maternité avec mon fils. Je ne sais pas comment il va devenir. »

La solitude s’abat sur cette femme dont le quotidien est chamboulé. Elle va vivre avec cette absence de diagnostic jusqu’à ses 12 mois, avec pour seul repère la consigne de veiller sur son fils. « On n’a pas le temps de réaliser ce qui nous arrive. On est tout de suite pris dans notre réalité. Il faut accepter les choses. La vie de famille est perturbée. Ma fille, de 4 ans son aînée, comprend et s’adapte. » Samira Kasmi se fait aider par un psychologue. Côté travail, elle est contrainte d’arrêter plusieurs fois. Elle va alterner les arrêts et les reprises, jusqu’au chômage. « Je ne pouvais pas m’occuper de tout. Et mon fils est ma priorité. » Tout va donc tourner autour de la santé de Jawad. « Selon les médecins, il pouvait toujours évoluer. Des troubles étaient susceptibles d’apparaître à n’importe quel moment de sa vie, au moment de ses acquis. C’était compliqué. J’ai avancé au jour le jour. »

Il lui faudra attendre ses 10 ans pour accepter de se faire aider par d’autres, en dehors des prises en charge thérapeutiques. L’épuisement l’a empêchée cet été de poursuivre ce travail qu’elle mène seule depuis sa naissance. Cette mère-courage lâche prise après un nouveau coup du sort : le décès du papa de ses enfants. Usée, elle entre dans une phase de dépression dont elle se remet aujourd’hui peu à peu. Elle est encore en arrêt maladie.

La CAF lui fournit une solution pour s’extirper de ce huis clos qui l’enferme dans un tête-à-tête trop fusionnel avec ce fils auquel elle consacre sa vie, comme s’il s’agissait encore et toujours de le sauver. Un réflexe qu’elle-même associe au sentiment de culpabilité, difficile à endiguer, malgré le travail psychologique. « On ressent, avoue Samira, une grande culpabilité du fait qu’il ait ce handicap. Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Et si et si… »
Depuis 2019, en Savoie, les parents aidants allocataires de la CAF, peuvent bénéficier du nouveau dispositif, lancé en partenariat avec Bulle d’air [cf. encadré], une association connue pour s’occuper des familles ayant un proche adulte fragilisé par l’âge, la maladie ou le handicap. En janvier, Samira est tentée. Elle entreprend les démarches mais se ravise. « C’est compliqué de laisser faire une tierce personne. On a l’impression qu’on abandonne son enfant. Cela montre aussi une partie de son impuissance. On me dit souvent : “Vous n’êtes pas Wonder woman. Vous ne pouvez pas tout régler”. »
En début d’année, ce n’était pas le moment pour elle de comprendre qu’elle n’est pas Wonder woman. Elle n’est pas prête à passer le cap. Le petit, elle a du mal à s’en séparer. Pourtant Jawad est en CM1, en cursus normal. Il a appris à faire les choses basiques de la vie : courir, jouer, discuter, rire.

Des professionnels de confiance

Le confinement, le déconfinement et l’été changent la donne et rendent impérative l’aide d’un tiers dans la sphère familiale. « Le confinement a fait beaucoup de dégâts psychologiquement. Les angoisses de mon fils étaient plus fortes. Il était en manque d’activité. Comme je suis seule depuis un an, je n’ai plus de moment pour moi. Je n’ai plus de week-end libre. Je n’ai plus rien. J’étais déjà séparée au décès du papa. »

Toutes ses inquiétudes sont dissipées lorsqu’elle rencontre une responsable de Bulle d’Air Rhône-Alpes. Jawad est là. Il est entendu. « ll a pu dire ce qu’il en pensait, ce qu’il voulait, ce qu’il en attendait. J’ai eu de la chance de pouvoir choisir les intervenants en fonction de la personnalité de mon fils. Et je bénéficie de l’aide d’une personne très qualifiée. Elle connaît le monde du handicap, c’est rassurant. Lorsque Jawad fait ses devoirs et commence à être contrarié parce qu’il n’y arrive pas, je sais que cette professionnelle va savoir gérer. Je suis sereine. »

Même soulagement chez Alexia Romatif [cf. Interview], maman de Lilian, un adolescent de 13 ans présentant des troubles autistiques. Le diagnostic a été posé à ses 9 ans. Après des années de débrouille pour le garder entre son mari et la famille, elle fait appel aux services de Bulle d’air dès qu’elle en prend connaissance. « J’étais en recherche de solution parce que mon fils avait une prise en charge à laquelle je ne pouvais aller. J’ai vérifié si cela pouvait convenir. C’était le cas. Une responsable est venue à la maison. Nous avons discuté de mes besoins, du profil de la personne qui pouvait aider Lilian. Ensuite on m’a présenté une aidante au top, maman elle-même d’un adulte autiste. Le contact s’est super bien déroulé. Et c’est une belle histoire. On s’envoie des mails. On échange des nouvelles pendant les vacances. Elle fait partie de notre vie. »

Lilian est inscrit dans un collège intégrant une unité localisée pour l’inclusion scolaire (Ulis) dédiée aux troubles des fonctions cognitives (TFC). L’établissement est situé à 6 kilomètres de La Motte-Servolex. « Soit il va au collège en taxi soit il y va en bus. Il arrive à prendre le bus seul. Il connaît le trajet ; il l’a fait avec l’éducatrice et avec moi. Il a des horaires aménagés, comprenant deux demi-journées où il ne va pas en classe parce qu’il a des soins. Dans son emploi de temps, il rejoint sa classe de 4e ordinaire pour les matières où il est en réussite. Pour celles qui sont plus problématiques pour lui et qui génèrent de l’angoisse parce qu’il se sent mis en difficulté, il les suit au sein du dispositif Ulis, avec la prof dédiée qui reprend les notions avec lui. »

La relayeuse a pris place dans ce quotidien réglé comme du papier à musique. Elle se charge d’emmener Lilian à ses prises en charge médicales, paramédicales et éducatives. La relation entre eux est bonne. « Elle a su prendre sa place sans être envahissante. On est toujours réticent d’ouvrir sa maison et d’accepter de ne pas savoir comment la personne va s’occuper de son fils. Mais ça se passe bien. Et le fils en question, souligne Alexia Romatif, n’a pas sa langue dans sa poche. Si cela ne convenait pas, il l’aurait très vite dit. »

La confiance permet à cette maman, également enseignante en école primaire, en Ulis, de lâcher la pression. « Cela fait du bien de voir que cela se passe bien avec d’autres personnes pour mon fils. Il peut être en relation, avec de l’humour, du dialogue. Cela le fait évoluer. Le bonheur de mon fils est aussi le mien. Le fait qu’il soit apaisé calme toute la maisonnée. Il n’y a donc aucun regret d’avoir fait rentrer chez nous un aidant de plus. »

Coup de pouce pour les parents d’enfants handicapés

Bulle d’air est un service de répit à domicile destiné aux aidants, créé par la MSA Alpes du Nord. Il essaime progressivement sur d’autres territoires.
Depuis 2019, la CAF de Savoie fait appel à Bulle d’Air Rhône-Alpes, connue pour ses services dans le domaine de l’assistance aux proches aidants, afin d’offrir une aide au répit aux parents bénéficiaires pour leur enfant de l’allocation journalière de présence parentale (AJPP) ou de l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH), s’ils en font la demande. Les interventions à domicile sont adaptées au besoin des familles et visent à dégager du temps libre pour le parent aidant, que ce soit pour quelques heures, une journée ou un week-end.
Ce coup de pouce, accordé selon le quotient familial, est en partie financé par la CAF. Les professionnels (ou « relayeurs ») de Bulle d’air peuvent intervenir 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, ponctuellement ou régulièrement, selon les besoins (pour un minimum de 3 heures consécutives). Le 6 octobre dernier, le partenariat qui fait du bien aux familles est récompensé par le prix Initiatives aidantes décerné par le collectif Je t’aide.

Renseignements sur Bulle d’air et sur Ma CAF.
Si vous voulez contacter directement l’association d’aide au répit, n’hésitez pas à le faire soit par email : contact@repitbulledair-ra.fr soit par téléphone : 04 79 62 87 38.


INTERVIEW

« Quand un enfant va mal, forcément les choses tournent autour de lui »

Alexia Romatif, 44 ans, est enseignante en école primaire, en unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis) à La Motte-Servolex en Savoie. Cela fait dix-sept ans qu’elle s’occupe d’enfants en situation de handicap, âgés de 6 et 11 ans. Elle est également maman de Lilian, 13 ans. Atteint de troubles autistiques, il est en classe de 4e au collège de Bissy, en Ulis adaptée aux troubles des fonctions cognitives.

Vous êtes aidante à double titre

Oui, j’ai “la totale”. Beaucoup de gens me disent : « Tiens, tu t’occupes d’enfants autistes parce que ton fils est autiste. » En fait, pas du tout. Mon fils va avoir 13 ans. Or cela fait dix-sept ans que je suis sur mon poste.

Votre fils est autiste. Quels sont les symptômes ?

Il a des troubles autistiques avec un haut potentiel. Il a une scolarité normale. Elle est certes aménagée mais il est dans sa classe d’âge et dans sa tranche d’âge. Jusqu’à cette année il était en 5e ordinaire. Cela a été très difficile. En septembre, il est entré en 4e dans un collège qui comprend une Ulis. Donc il est en regroupement Ulis pour certains cours, le reste du temps, il est avec sa classe ordinaire de 4e.

Comment arrivez-vous à mener de front ces deux rôles ? Vous ne vous arrêtez jamais ?

On n’a pas le choix, j’ai envie de dire. L’an passé quand il n’allait pas bien, le collège m’appelait parce qu’il n’était pas gérable. Je devais aller vite le chercher. Heureusement l’établissement était à 5 minutes de mon école. Je m’absentai donc 10 minutes de ma classe en accord avec mon directeur et ma hiérarchie. Et je le ramenai avec moi en classe le temps qu’il se calme. Ça c’était au plus fort des crises. Après, cela s’est régulé parce qu’on a aménagé son emploi du temps. Il a eu des demi-journées où il n’allait pas en classe. Il était gardé par son grand-père. On fait jouer la famille, les amis. On n’est pas tout seul à gérer.

Ses crises se répètent-elles ?

Cela fait un moment qu’il n’y a plus eu de crise. Mais cela pouvait durer la journée. Il se calmait et se mettait à repenser à l’élément déclencheur et cela repartait pour une demi-heure, trois quarts d’heure. C’étaient de grands coups d’angoisse. Pour le calmer, il fallait l’isoler, sans aucun bruit, qu’il retrouve son cocon. Ce qui n’était pas forcément possible au collège, c’est pour cela que je devais venir le chercher. L’établissement avait mis en place des lieux de répit où il pouvait aller voir des personnes référentes pour être plus au calme. Mais cela ne fonctionnait pas.

Ses crises sont-elles tournées contre lui-même ?

C’est tourné contre lui-même. C’est en boucle en fait. C’était : « Je suis nul, je suis bête, je n’y arrive pas. » Il pleure. Il trépigne. Il ferme ses poings. Il a besoin de décharger au niveau moteur. Il marche, court, se déplace sur la pointe des pieds, « flappe ». « Flapping » : c’est un battement des mains, comparable à une décharge énergétique. C’est comme s’il battait des ailes, mais lui, il bat des mains. Beaucoup d’enfants autistes le font et mes élèves autistes le font aussi.

Comment ont commencé ses troubles ?

Il a eu une dépression infantile avec déscolarisation. Il n’allait pas bien, mais pas bien du tout. Au final, il a fait un bilan neuropsychologique qui a révélé qu’il est haut potentiel mais qu’il avait beaucoup d’angoisses. Le centre médico-psychologique (CMP) a dit que beaucoup de signes faisaient penser à des troubles autistiques. Ils lui ont fait passer un bilan avec le centre ressource autisme. Là on a constaté qu’il y avait des troubles du spectre autistique. Ce n’est pas l’autisme typique mais il y a des troubles. Ce diagnostic a été fait en CM1.

Ce diagnostic a changé votre vie ?

Quand un enfant va mal, forcément les choses tournent autour de lui. On aménage tout pour qu’il se sente mieux, quels que soient la maladie ou le handicap. C’est pareil pour tout le monde. Cela m’a soulagé de savoir que ce n’était pas autre chose, de savoir tout court. Je me suis dit : « Ouf, c’est ça et ça je sais faire. » Si cela allège le quotidien, cela n’empêche pas que quand il ne va pas bien, toute la famille est impactée. Mais c’est un soulagement de savoir que ce n’est pas parce qu’il est méchant, ce n’est pas parce qu’il a un œdème au cerveau ou je ne sais quoi. Ce sont des troubles autistiques et le fait est reconnu. On peut l’aider.

Etre aidante en tant qu’enseignante et comme maman, est-ce différent ?

D’un côté, c’est mon métier, de l’autre ma famille. Je ne suis jamais en répit. La suite de mon métier est à la maison. Il y a une différence parce qu’il y a le lien affectif bien sûr avec la famille. Cela nous touche d’autant plus que c’est le fruit de nos entrailles qui ne va pas bien.

Vous êtes l’aidante en titre ? La maman serait-elle une aidante par nature ?

Oui, je suis l’aidante en titre. Je le constate beaucoup dans mon travail, les mamans s’investissent plus que les papas. Sur les douze élèves que j’ai, les contacts quotidiens sont quasiment tous des mamans. Les rendez-vous, les personnes qui loupent le travail pour venir chercher les enfants, ce ne sont pas les papas mais les mamans. Même quand les parents ne sont pas séparés. Ce sont bien souvent elles qui gèrent et qui connaissent mieux l’enfant.

Photo : Samira Kasmi.