Canne anglaise à la main, tête blanche, un homme élégant est en train de pianoter sur un énorme écran interactif. L’objet trône dans le hall d’accueil de la Marpa Le Clos des 2 Sources à Saulty. Cette gigantesque tablette numérique qui, en plus de donner la météo du jour (grand soleil et 22° C ce vendredi 20 septembre, dans le Pas-de-Calais) et un tas d’autres infos, annonce la couleur. La journée sera placée sous le signe du numérique.
L’arrivée d’une ribambelle de jeunes startupeurs bien coiffés et ultraconnectés, armés de tablettes, d’ordinateurs portables et de toute la panoplie du bon digital native, confirme. Dans une résidence dont la moyenne d’âge flirte avec les 88 ans, leur présence est assez inattendue. La fine fleur de la French Tech est venue de tout le pays, les bras chargés d’innovations en tous genres pour faire la cour à la France de Tino Rossi, de la table en Formica et du livreur de lait. Cette génération, qu’on dit volontiers égocentrée, superficielle, la tête constamment penchée sur ses écrans, incapable de voir plus loin que le bout de son smartphone, va surprendre les résidents de la Marpa par l’attention qu’elle porte à ses aînés.
Loin des clichés, cette jeunesse inventive regarde les évolutions technologiques avant tout comme d’extraordinaires opportunités pour faciliter le quotidien des plus fragiles, des seniors en particulier, tout en créant au passage de la valeur. Que tout ce petit monde arrive à s’asseoir à la même table pour communiquer dans la vie réelle, à se comprendre, s’apprécier, rire, chanter, s‘émouvoir et surtout à imaginer l’avenir ensemble, est une réussite pour les initiateurs de la journée. Au premier rang desquels : Silver Valley, la Fédération nationale des Marpa, la MSA Nord-Pas de Calais et la CCMSA.
Une pincée d’intergénération, une grosse louche de nouvelles technologies, saupoudrez le tout de vivre-ensemble et de bienveillance, passez enfin à la moulinette de l’esprit critique et aux regards malicieux de Thérèse, Berthe, Michel, Janine, Dorothée et de leurs copines. La recette d’un « concept crash » est simple une fois dépassée la barrière de la langue. L’anglais est roi dans le monde de moins en moins petit de la nouvelle économie numérique. Les résidents un peu moins à l’aise avec la langue de Shakespeare.
« Un concept crash est un moment privilégié où des innovateurs présentent leur projet à des groupes de seniors et de professionnels encadrants pour leur faire partager leur réflexion, faire manipuler leur proposition et recueillir leurs avis et conseils dans le but de l’améliorer », annonce la plaquette d’invitation.
Les Marpa sont un concept d’avenir, très inspirant pour tous les acteurs du vieillissement.
« Le monsieur te demande si tu es heureuse d’être ici ? » Il faut parfois répéter les questions et parler fort lorsqu’on s’adresse à Berthe. Bien qu’appareillée, la doyenne de la Marpa de Saulty dans le Pas-de-Calais est un peu dure de la feuille. À 99 ans, elle a quelques excuses. Quand elle voit le jour, Paul Deschanel vient d’être élu président de la IIIe République. Nous sommes en 1920. La France est à reconstruire après une Première Guerre mondiale dévastatrice. À l’époque, les start-up ont pour nom Citroën ou Pentax. En 2019, dans le vaste et confortable salon de la Marpa de Saulty, ses petits soucis d’audition et d’élocution ne l’empêchent pas de participer au concept crash.
Elle prend la main sur le bel outil digital et tactile posé à l’horizontal devant elle. Elle pianote d’abord timidement puis plus franchement sur l’immense écran où les questions de logique et de mémoire s’enchaînent doucement. Elle s’applique à compléter les phrases qui s’affichent devant elle. « Les absents ont toujours… choix 1 : la migraine, choix 2 : raison ou choix 3 : tort… » Elle trouve illico la bonne réponse et se prend au jeu. Elle reconnaît aussi facilement la clématite parmi un choix de fleurs présentées à son regard. Facile pour elle, c’est sa préférée. Visiblement, afficher presque un siècle au compteur n’empêche pas de vivre le moment à fond.
Elle est là pour tester. Alors Berthe teste… jusqu’au crash. Pousser les concepts jusqu’à leur limite en situation réelle pour les améliorer est le principe d’une telle journée. Sa voisine Jeannine rouspète un peu : « Oh là là… qu’est-ce que tu as fait ? Tu as tout effacé et en plus tu as mis l’écran à l’envers. »
Heureusement, Salah Amirou, créateur et dirigeant de la société Ailyan, basée sur le campus de l’école des Mines de Douai, et papa de l’outil adapté aux seniors, veille au grain et lui remet la tête à l’endroit en un rien de temps. Il doit se presser. Les 25 minutes, qui lui sont allouées pour présenter le concept à ces potentiels futurs utilisateurs, passent très vite. Il faut laisser du temps aux autres projets présentés ce jour-là.
« Il y en a qui adhérent tout de suite et d’autres qui restent sur la réserve, constate-t-il. Il faut se reposer sur les meneurs qui vont montrer aux autres que c’est possible car comme dans tout groupe humain, il y a ceux qui osent et les autres. »
Solenne Brugère est venue avec un paquet de cartes drôlement efficace.
C’est déjà au tour de Solenne Brugère de dévoiler son concept. « Je suis venue vous présenter un jeu, dont le but est de créer du lien, trouver des sujets de conversations et j’espère beaucoup plus… » Yvonne, un peu surprise, l’interroge : « Vous voulez que je tire une carte comme chez une cartomancienne ? » « C’est à peu près ça », sourit la créatrice, avocate de profession. « C’est écrit trop petit. On ne peut pas la lire », soupire Yvonne. « Vous avez raison. On est en train de régler le problème. En attendant, est-ce que vous permettez que je lise la question pour vous ? » Aussitôt dit, aussitôt fait : « Quel est votre souvenir le plus ancien ? »
Réponse un peu inattendue : « Mon premier jour à l’usine. Je travaillais dans une filature et j’adorais ça. » Sa voisine l’interrompt : « Des souvenirs, j’en ai plein, mais c’est surtout des moments tristes alors je préfère les garder pour moi. »
Une réponse qui laisse l’assemblée sans voix. Et si on tirait une autre carte ? Cette fois la question se fait plus indiscrète. « Avez-vous toujours été fidèle ? » Une résidente se lance : « Vous savez, quand on se mariait avant, c’était pour toujours mais bon 73 ans, c’est long quand même… » Les rires fusent autour de la table. Mais Solenne marque vraiment des points avec une autre carte. « Citez un refrain que vous aimez fredonner… ? » Tout le monde se met alors à chanter un petit air d’opérette et taper des mains pour marquer le rythme. Succès sur toute la ligne. Jeannine interroge la créatrice : « On peut avoir une boîte ? » Elle est conquise. Elle n’est pas la seule.
Magalie Rascle, directrice chargée de la Direction du Développement Sanitaire et Social CCMSA avait fait le déplacement. Nicolas Menet est le directeur général de Silver Valley.
« Je n’ai pas connu mes grands-parents. C’est aussi pour ça que c’est très important d’être ici aujourd’hui, de vous rencontrer, de comprendre qui vous êtes… », explique Nicolas Menet, directeur général de Silver Valley, en s’adressant à une assemblée de cheveux blancs qui lui répond du tac au tac. « Et vous, quel âge avez-vous ? » Réponse amusée du patron de l’incubateur de start-up : « 40 ans tout rond. » Une voix fuse : « Vous êtes un gamin. » La loi de la relativité est implacable. « Un gamin » qui trouve pourtant les mots justes.
« Pour nous, l’innovation doit être au cœur du processus d’inclusion. Ce genre d’événements permet aux créateurs de mettre les mains dans le cambouis, d’être en contact avec leurs utilisateurs finaux. Les résidents des Marpa ont rempli une fiche d’évaluation sur les forces et faiblesses de chaque projet. Les questionnaires vont être analysés et leur seront transmis. On va les suivre dans la durée pour voir s’ils ont bien pris en compte les remarques et adapté leur produit. La plupart ont été remués par ce qu’ils ont vécu à la Marpa. Ils ont non seulement appris quelque chose sur le projet mais aussi sur eux-mêmes. Ce n’est pas un hasard, les Marpa, malgré leurs trente ans, sont un concept d’avenir, très inspirant pour tous les acteurs du vieillissement. En proposant du sur-mesure, de l’autonomie et du lien social dans des structures à taille humaine, ouvertes sur la nature, le tout dans un cadre rassurant, elles collent parfaitement à l’évolution des besoins des aînés. » Ce n’est pas Berthe qui dira le contraire.
Texte, photos et vidéos : ©Alexandre Roger / le Bimsa
Montage vidéo : Jérome Brehier