Pour que le raisin devienne vin, il faut en passer par là. Après les vendanges vient la vinification, étape de fermentation alcoolique qui produit, dans une cuve, un important dégagement de gaz carbonique. Naturel mais nocif, d’autant plus dans cet espace confiné, comme en témoignent les divers accidents.
Deux tragédies ont secoué les esprits en mai 2018 et juillet 2019 près de Nantes, en terres de muscadet. Des vignerons expérimentés qui sont décédés au fond d’une cuve, fauchés en pleine séance de nettoyage. « J’ai été très marqué par le départ de ces deux collègues et amis, se souvient Christophe Vilain, producteur au Loroux-Bottereau et élu mutualiste Groupama Loire-Atlantique, à l’initiative de l’action de prévention. Et ce n’est pas la première fois. Il y a environ quinze ans, près de chez moi, le fils d’un vigneron a fait un malaise, son père est descendu, a sorti son fils mais lui y est resté. »
« Les décès restent rares, mais là, deux en à peine plus d’un an… C’est terrible à dire mais ça nous a obligés à réagir, concède Alain Viard, conseiller en prévention des risques professionnels à la MSA Loire-Atlantique – Vendée. Et quand l’accident arrive, une fois sur deux on se retrouve avec une deuxième victime qui a voulu aider l’autre. Ce fut le cas en juillet 2019 où le frère du vigneron décédé a voulu le secourir et a failli y rester. »
Deux réunions d’information ont ainsi été organisées, les 27 janvier et 13 février 2020, à l’initiative de Groupama, fruits d’un partenariat avec la MSA, le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS), la fédération des vins de Nantes et le lycée agricole de Briacé.
En tout, une centaine de professionnels ou futurs professionnels y ont assisté. « Pour mieux faire passer le message, nous avons travaillé avec des partenaires pertinents sur ce sujet, déclare Fabrice Henry, directeur départemental de Groupama : la MSA intervient sur les moyens de prévention, la fédération sur l’aspect juridique et les devoirs des employeurs, les sapeurs-pompiers du SDIS 44 reviennent sur le risque d’intoxication et rappellent les bons gestes à adopter en cas d’accident. »
Un gaz inodore et incolore
Revenons d’abord au coupable : le dioxyde de carbone, ce gaz inodore, invisible, qui peut tuer en quelques minutes. En viticulture, la fermentation alcoolique génère un risque double : le manque d’oxygène et l’excès de CO2. Sachant que l’air que nous respirons ne contient que 0,04 % de CO2, une exposition même faible mais prolongée peut avoir des conséquences. Ainsi, dès qu’on atteint le taux de 1 %, la pression artérielle augmente et au bout de 30 minutes la respiration est altérée. Des effets1 importants apparaissent à 7 %. Au-delà de 10 %, le risque d’asphyxie augmente.
De plus, le gaz carbonique étant plus lourd que l’air, il s’accumule au fond des cuves : en 1,20 mètres, on peut passer d’une concentration de 3 à 65 % ! Et le vignoble nantais est l’un de ceux qui utilisent le plus de cuves souterraines, difficiles à ventiler. « Les vignerons font souvent ce qu’on appelle le test de la bougie, qui consiste à descendre une flamme dans la cuve, précise Alain Viard ; si elle s’éteint, cela veut dire que l’air n’est pas respirable. Or il peut s’agir d’un faux négatif, car si la flamme reste allumée cela ne veut pas dire que l’air est sain. » Et oui, car c’est seulement à partir de 15 % de CO2 qu’elle s’éteint, par manque d’oxygène. « L’air peut donc être mortellement dangereux alors que la flamme brûle toujours. »2
« Les vignerons nous disent souvent que s’ils descendent dans une cuve et sentent que l’air est difficilement respirable, ils ressortent tout de suite. Sauf que malheureusement, quand il y a une gêne c’est que le taux est déjà trop élevé, et on peut perdre connaissance en quelques secondes. Ils sont convaincus de suffisamment connaître et maîtriser le risque. » Lequel est par ailleurs permanent puisque les accidents ont souvent lieu en dehors de la période de vinification, lorsque qu’il n’y a plus de fermentation.
Alors comment attirer l’attention sur ce phénomène et faire abandonner les mauvaises pratiques ? C’est la question que se sont posée les élus de Groupama. « On a eu l’idée de faire une simulation, explique Fabrice Henry. Nous avons travaillé avec le lycée agricole de Briacé qui a mis au point une maquette démontrant clairement que le test de la bougie est inopportun et dangereux. »
Un dessin vaut mieux qu’un long discours, dit-on. « C’est très visuel, la démonstration parle d’elle-même, assure Christophe Vilain. Mickaël Arnoux, coordinateur technique viticole du lycée, met un produit qui dégage du CO2 dans un tube qui représente la cuve, positionne le détecteur de gaz carbonique. Celui-ci sonne d’abord une fois, et c’est à la deuxième alerte qu’il place la bougie, ce qui, d’après les pompiers présents, signifie qu’il y a peu de chance qu’une personne soit en vie ; la bougie continue de brûler. »
« Depuis 27 ans que je fais mon métier, c’est la première fois qu’on fait ce genre de test, ajoute le conseiller en prévention de la MSA. C’est simple et efficace. »
Informer, ventiler, détecter
Après cette démonstration, Alain Viard rappelle les moyens de prévention : « En premier lieu, informer les salariés, signaler par un affichage les zones dangereuses et interdire l’accès aux cuves à toute personne non habilitée. Deuxièmement : assainir l’air et vérifier le taux de gaz à l’aide d’un détecteur. Nous essayons de faire passer le message de systématiquement ventiler une cuve avant d’y descendre afin d’écarter tout risque, en y soufflant un gros volume d’air avec un ventilateur professionnel ; une méthode plus efficace et rapide que l’aspiration, car le brassage est plus important. La cuve peut être assainie en quelques minutes ; nous conseillons d’attendre au moins 10 min de plus ensuite. Il faut également faire attention à utiliser de l’air frais (prélevé à l’extérieur de la cave), afin de souffler dans la cuve de l’air non vicié. Mais tout cela signifie du matériel à acheter et à savoir utiliser. »
Il faut compter environ 1 500 € pour un équipement complet (détecteur, ventilateur et manche à air). Un investissement qui peut se révéler compliqué pour certains vignerons, sans parler du poids des traditions, du manque de temps, des difficultés de recrutement… Heureusement, certains syndicats professionnels proposent des opérations d’achat groupé afin de réduire les coûts. C’est le cas du syndicat des vignerons indépendants de Nantes (Svin). Les caisses locales de Groupama prennent par ailleurs en charge les opérations de maintenance annuelle des détecteurs en Loire-Atlantique.
« Il ne faut pas s’arrêter là et continuer à en parler, diffuser le message, lance Christophe Vilain. Car entre le moment où la profession reconnaît son erreur et celui où tout le monde va utiliser un détecteur, de l’eau va passer sous les ponts. Petit à petit, vigneron par vigneron, il ne faut pas lâcher la pression. » C’est bien ce que comptent faire Groupama Loire Bretagne et ses partenaires : « Nous allons constituer un kit clé en main pour que ces sessions soient totalement reproductibles partout où cela peut intéresser. » Et ne pas laisser le message s’asphyxier lui aussi.
(1) Abattement, faiblesse des membres, céphalées, anxiété, sensation de fatigue intense, paresthésies, vertiges, dyspnée, inattention, jambes tremblantes, troubles visuels, palpitations, impression d’être confus, bouffées de chaleur, douleur thoracique.
(2) Sources : Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail (INRS), Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).
« Le tabou des vignerons »
Dans le cadre du Trophée prévention jeunes 2019 organisé par la MSA Loire-Atlantique – Vendée, un groupe d’étudiants en BTS viticulture-oenologie du lycée de Briacé a remporté le premier prix grâce à un film sur le risque CO2.
La vidéo, qui rend hommage au vigneron nantais décédé en 2018, suit une jeune stagiaire amenée à s’exposer au gaz carbonique dans une cave de vinification souterraine où elle a laissé tomber son téléphone portable :