La mer de Cabourg est belle même sous la pluie. L’air marin saisit le corps et pénètre les poumons malgré les 16 °C et le crachin continu, interrompu de temps à autre par des éclaircies de quelques minutes. Ce samedi 10  juillet, on ne boude pas son plaisir à être là sur l’une des plus belles plages de Normandie loin de l’activité agricole, des soucis liés à l’exploitation ou à sa santé. Le groupe de 19 personnes entame son avant-dernier jour dans le cadre idyllique du village AVMA Sweet Home. Cet ancien domaine de la famille Renault, cédé en 1948 à la MSA de l’Eure pour 9 300 000 francs (anciens), offre à ses pensionnaires huit hectares en front de mer et un accès direct à la plage. Sans crier gare, porté par l’air iodé ou le vent, l’esprit de nos vacanciers largue les amarres.

Dépaysement

Les nuages, la température digne d’un mois d’automne et l’humidité sont des broutilles pour ces agriculteurs rodés aux humeurs changeantes du climat même si ces dernières années, rien ne va plus. Pour l’heure, ils apprécient le spectacle des vagues qui s’échouent sur le sable, rempli de coquillages, à ramener en guise de souvenir. Une étendue bleue qui se perd à l’horizon, sous un ciel gris alternant pluie et bruine, ils en ont peu vu dans leur vie de travailleur acharné de la terre. Certains voient la mer pour la première fois.

Paradoxe : la plupart viennent de Seine-Maritime, à une heure de voiture de la Manche. Nathalie*, exploitante de vaches allaitantes et en polyculture, par exemple, habite à 3 km de l’or bleu. Marie, 57 ans, en polyculture aussi, en est séparée de 20 km. Henri, salarié dans l’élevage et la transformation laitière, habite vers le pont de Brotonne tout près de ses parents qui ont une ferme. Les jours de repos, il leur donne un coup de main. Jusque-là comme tous les membres du groupe de ce voyage particulier, il n’a jamais pris le temps d’une escapade sur la côte. Il est en vacances pour la première fois de sa vie.

Prendre du bon temps

Des vacances prises avec ses enfants.

Venu avec sa femme et leurs trois enfants, il savoure ces moments de détente avec eux. Rares sont les occasions où ils se retrouvent tous ensemble à prendre du bon temps. Mais il l’avoue, c’est forcé qu’il a cédé à ce besoin de repos. Son corps l’a lâché. Depuis janvier, il est en arrêt maladie à cause de son dos en vrac après des années à le solliciter sans relâche dans des activités marquées par la répétition des gestes, comme le fait de remplir chaque jour un godet désileur de betteraves avec une fourche, de porter des seaux de lait, de manipuler ou couper le bois… Ces tâches, harassantes, sont la cause d’une souffrance qui ne le quitte pas malgré les infiltrations et la prise de cachets destinés à l’endiguer. Après des radios, une IRM, un scanner est programmé dans les prochains jours. En attendant, le rhumatologue l’a averti : il va falloir songer à une reconversion.

La notion de répit

Le répit se définit par la notion de repos. Il s’agit d’une pause, d’un arrêt momentané dans un quotidien personnel et professionnel devenu insupportable pour de tas de raisons : pénibilité au travail, santé en berne, épuisement professionnel, burn-out, événements privés comme un divorce ou la perte d’un être cher. Les motifs ne manquent pour justifier le besoin de coupure et de récupération impératif à un moment donné dans la vie de la personne. Pour ce faire soit celle-ci initie elle-même un processus de repos. Soit elle est aidée par les travailleurs sociaux. C’est le cas pour ce séjour répit mis en place depuis 2016 par la MSA Haute-Normandie après le constat d’une dégradation du contexte socio-économique des agriculteurs, de l’épuisement de ces professionnels du fait de cette détérioration et la détection du besoin pour ces personnes de se retrouver et de prendre leur distance avec le quotidien professionnel. Les cinq jours du séjour ont été l’occasion de partager un moment en famille, de mener des activités en groupe, de suivre des activités sportives proposées par le village vacances AVMA Sweet home ou de visiter la ville de Cabourg. L’environnement, les activités libres ou collectives sollicitent l’attention imposant de nouvelles situations qui tranchent avec la routine. Les personnes font le vide en étant invités à le faire par la puissante du lieu qui les arrime à de nouveaux rendez-vous et par la force du groupe, source de nouvelles interactions.
La MSA propose aussi des séjours répits pour les aidants : découvrez nos reportages sur ce type de bulle d’air salutaire.

Henri est comme tous les autres membres du groupe. Pour accepter de partir, il a fallu l’intervention et l’accompagnement des travailleurs sociaux de la MSA Haute-Normandie qui couvrent les territoires de Seine-Maritime et de l’Eure et s’activent pour repérer les personnes en épuisement professionnel afin de leur proposer un séjour répit en groupe et en famille. Les 5 jours passés à respirer l’air marin rompent le quotidien et les requinquent par un dépaysement complet. Les deux accompagnatrices de la MSA, Claire Silva et Stéphanie Breant, qui ont organisé le séjour, veillent au grain. L’une est assistante sociale, l’autre est conseillère en économie sociale et familiale. « C’est un sacré changement pour eux même si ce n’est pas très long. Voir la mer, pouvoir dormir le matin, se faire servir, c’est inhabituel. Il y a une perte de repères », explique Stéphanie Breant.

Stéphanie Breant, conseillère en économie sociale et familiale, et Claire Silva, assistante sociale ont organisé le séjour. Toutes les deux sont accompagnatrices pour la MSA Haute-Normandie sur ce séjour.

Même quand les gens atteignent un stade critique dans leur vie comme c’est le cas d’Henri, il faut trouver les mots et les arguments pour les convaincre de partir en répit. Le travail de persuasion est long à la mesure du processus d’acceptation, lent. Et il n’aboutit pas du premier coup. Claire en témoigne : « J’ai eu une famille avec 4 enfants très intéressée. Au dernier moment, elle a refusé de partir. » Et « notre rôle à nous est de lever le maximum de freins pour les y aider », rappelle Stéphanie. Il faut déjouer les réticences, venir à bout des peurs et des blocages comme la crainte de confier son exploitation à quelqu’un qu’on ne connaît pas ou le coût élevé du séjour. « Il y a une participation de 100 euros par adulte et après, précise l’accompagnatrice, c’est dégressif par enfant. Parfois, cette somme-là est déjà trop chère. » Sur cet aspect financier, des solutions existent et peuvent être proposées par les professionnels de l’action sociale [à lire le coup de chapeau de la député Véronique Hammerer aux travailleurs sociaux de la MSA, des artisans du bien-être].

Marie* a exercé un tas d’activités hier. L’année dernière, elle n’avait jamais vu la mer. Elle n’était jamais partie en vacances. Elle n’était jamais allée au restaurant. Elle n’avait jamais rien fait. Tout était nouveau. Elle avait le sourire jusqu’aux oreilles. Et depuis, elle s’envole. Elle fait plein de choses toute seule. Elle s’autorise à partir toute seule au bord de la mer.

Claire Silva, assistante sociale à la MSA Haute-Normandie.

Le dispositif Partir pour rebondir

« Partir pour rebondir comporte deux actions. On a un séjour famille, explique Stéphanie Breant, conseillère en économie sociale et familiale : les familles bénéficient d’un premier séjour, en vue de se retrouver. Le séjour en répit, lui, s’adresse aux exploitants ou salariés en situation d’épuisement et qui ont besoin de répit pour se reposer à un moment donné. »

Antoine, 61 ans, exploitant de vaches laitières, a déjà bénéficié du séjour répit il y a cinq ou six ans. Il se souvient de ses hésitations. La peur de l’inconnu y était pour beaucoup. En plus, il ne s’était jamais éloigné de sa ferme. « Nous, il faut venir nous chercher pour qu’on sorte », avoue-t-il. La fatigue se lit sur son visage et sur son corps courbé. Cette année, le décès de sa mère en avril lui a mis un coup au moral. « J’habite dans un hameau et je suis seul. Comme je n’ai plus personne, je m’ennuie. Et je pète un peu les plombs. Il y a la télé, mais on s’endort devant. » La confiance en la conseillère MSA qui l’accompagne explique la raison pour laquelle il a sauté le pas pour la deuxième fois. Il a compris qu’il a le droit à cette parenthèse malgré le deuil.

Tremper les pieds dans l’eau

Au déjeuner, à midi, entre deux coups de fourchette et un bon verre de cidre, certains remettent sur le tapis la promesse qu’ils se sont faite à leur arrivée à Cabourg, mercredi : tremper les pieds dans l’eau avant le retour à la maison. Quelques-uns ont pris de l’avance. Nathalie compte se rattraper après le repas si la pluie veut bien s’arrêter. Valérie qui a rejoint le groupe et son mari, Christian, jeudi soir, retenue à cause d’un second emploi, se jure de piquer une tête avant dimanche. Christian ne pipe pas mot, guère surpris par sa témérité, et même prêt à la suivre. Les yeux pétillent d’amour pour sa femme, également sa conjointe collaboratrice les week-ends sur l’exploitation élevage de brebis et polyculture. Sans elle, il ne sait pas comment il s’en sortirait. « C’est le moment où jamais. Il n’y aura pas d’autres occasions de le faire », lance-t-elle à ses voisines de table, Marie et Nathalie. Tout autour, on roule des yeux étonnés, curieux de voir si elle va aller jusqu’au bout. D’autres saluent le courage de se baigner par un temps pareil. Nathalie émet une réserve : « Ce sera alors un aller-retour dedans rapide. » Elle en est persuadée : « impossible de tenir longtemps dans un glaçon pareil. »

Temps libre

Pari relevé. Accompagnée de son mari, Valérie s’est baignée dans le « glaçon ».

Quelques minutes plus tard le groupe se disperse. Une maman et ses trois enfants prennent la direction de la piscine, suivis par d’autres. Antoine, Jacques et sa femme Anne, se sont installés au bar du centre. Le trio ne se quitte plus. Tous les trois sont exploitants de vaches laitières. Ça rapproche. Dormir à minuit, se lever à 5 heures n’est plus soutenable quand on a 56 printemps et qu’on a commencé le boulot à 16 ans, admet Anne, fille d’agriculteurs, heureuse de souffler et d’être là tranquille, à ne rien faire. Avec son mari, c’est la première fois qu’ils partent si loin de l’exploitation et de leurs 80 vaches laitières. Jacques, 57 ans, acquiesce. Pour autant, il n’est pas serein. « Le mauvais temps, ce n’est pas bon pour la récolte. La moisson va bientôt arriver. Il va falloir tout décaler », répète-t-il. « Ce n’est pas bon », confirme son épouse. Chassez le naturel, il revient au galop, dit-on. Les gouttes de pluie ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd. Quand on est paysan, on en capte le message. Pas de doute, la moisson va prendre du retard.

Briser la solitude

Jacques s’avoue « stressé et tendu ». Depuis qu’il a été victime d’une violente agression physique, il est en souffrance. Un choc qu’il ressasse. Pour réussir à apprécier le moment présent – son séjour –, il tente de ne plus penser en appliquant les exercices prodigués le mercredi par la psychologue, venue exprès à la rencontre du groupe. « J’essaie. Mais il n’y a rien à faire : je pense toujours. » Pis, il bouillonne. Ça défile en boucle : le projet de passer en bio, la cuisine équipée qu’il voudrait finir d’installer, le maïs qu’il ne produit plus à cause des sangliers, un fléau à quatre pattes pour cette culture… Il a la ferme chevillée au corps. « Je ne lâcherai mon exploitation que lorsque je ne pourrai plus tenir debout », soupire-t-il dans un aveu qui claque comme un cri du cœur. Antoine s’endort dans son fauteuil. Il tombe de sommeil. Mais il ne veut pas regagner sa chambre pour y trouver tout le confort qu’une bonne sieste requiert. Ses yeux se ferment malgré lui mais il veut rester à proximité de ses amis.

Séjour en groupe ou individuel

Les deux travailleurs sociaux de la MSA Haute-Normandie, Claire Silva et Stéphanie Breant, ont organisé ensemble le séjour répit à Cabourg et en ont assuré l’accompagnement du début jusqu’à la fin, aux petits soins pour le groupe, attentives et à l’écoute. Ce type de voyage est proposé tous les ans depuis 2016. Cette année, à cause du contexte sanitaire, elles n’ont pu mobiliser que 8 familles alors qu’elles pouvaient en emmener 12. « On peut travailler un projet répit différent, indique Stéphanie. Le départ individuel existe pour ceux qui ne veulent pas ou peuvent pas partir en groupe. On va les aider à se faire remplacer sur l’exploitation si besoin. On peut aussi solliciter un financement pour qu’ils puissent payer partiellement leur séjour. Ils choisissent ce qu’ils veulent. L’aide au répit en MSA contribue au financement du remplacement sur l’exploitation – à hauteur de 150 euros par jour sur dix jours. » Au moment du bilan du séjour, le samedi 10 juillet, vers 18 h, elles ont partagé avec le groupe réuni au grand complet leur plaisir de les avoir vus tous lâcher-prise petit à petit. « Le petit déjeuner est pris de plus en plus tard », déclare Claire, un brin taquine, déclenchant un grand éclat de rire. La voix vibrante d’émotionelle ajoute : « Nous nous sommes dit : “C’est bien.” Cela veut dire que vous profitez du temps vraiment pour vous. » Eric intervient à ce moment-là pour indiquer le bienfait qu’il a tiré de ces jours au bord de la mer. « On voit qu’on n’est pas tout seul. Le fait d’être en groupe permet de prendre conscience qu’on vit à peu près tous les mêmes situations et problèmes. Quand on est chez nous, on est enfermé. On a l’impression que le ciel nous tombe sous la tête. » Et les animatrices de lui répondre en chœur : « là, vous savez que vous n’êtes pas seul. »

*Les prénoms ont été changés.