Solange rêve d’un beau voyage en Italie. Pas facile de le concrétiser quand il faut s’occuper tous les jours d’Eugénie, sa maman nonagénaire hébergée chez elle, et convaincre Marcel, son mari agriculteur à la retraite, de prendre du temps pour lui. D’autant qu’il veut rester très présent, à en devenir parfois étouffant, auprès de leur fille Catherine qui a repris leur exploitation. Le fils Pierre, quant à lui, poursuit une carrière de chef d’entreprise à des centaines de kilomètres de là, loin des tracas de la vie de famille, et revient de temps en temps, avec son statut d’enfant prodigue, ce qui provoque des tensions avec Catherine.
Le vieillissement abordé avec humour
Faute de balade en gondole, Solange, en attendant mieux, prépare des plats de pâtes et du tiramisu qu’elle partage avec les copines qui viennent en visite… Nous faisons également connaissance avec Léon, le salarié agricole en retraite, célibataire, à la recherche de contacts pour rompre son isolement, qui trouve heureusement la porte toujours grande ouverte chez Marcel et Solange.
Tel est le petit monde dans lequel nous plonge la pièce J’suis pas vieux, j’suis vintage, écrite par Ludivine Gravier et Julie Carfantan, travailleurs sociaux à la MSA d’Armorique, qui s’inspire, bien sûr, de leurs observations sur le terrain. Elle est l’occasion d’aborder la question du vieillissement avec humour, mais aussi de susciter la réflexion sur le passage à la retraite, les solutions à mettre en œuvre pour se maintenir en forme et rencontrer du monde, les relations avec les enfants et petits-enfants, la situation d’aidant familial, l’accessibilité du logement quand on avance en âge… Le projet expérimental qu’elles ont lancé mêle techniques théâtrales chantées et ateliers de prévention.
Travailler sa mémoire, rire avec les autres
Il bouscule même la place du travailleur social, puisque Ludivine et Julie font elles aussi partie intégrante de la troupe. « Nous avons moins notre position d’expert. Nous sommes tous embarqués dans la même galère, disent-elles. Nous travaillons sur un autre mode et sur le long terme. Pour nous préparer à jouer la pièce, nous avons mis en place diverses séances : yoga du rire, repas en commun avec une diététicienne, sophrologie pour la gestion du stress et des émotions, ateliers mémoire adaptés, venue d’un professeur de chant pour travailler la respiration… »
Par cette initiative d’expression scénique proposée à des assurés agricoles volontaires, c’est toute une série de séances de prévention santé qui s’enchaînent, « de manière moins descendante. Le théâtre et le chant permettent de se reconnecter au plaisir de créer, de jouer, de se sentir bien et de rire avec les autres, de travailler sa mémoire, de puiser dans ses souvenirs, ses émotions, son imagination, d’oublier ce corps qui a vieilli, les petites et grandes blessures, les incapacités, les peurs… »
Une représentation à huis clos
La crise sanitaire a quelque peu chamboulé le timing. Sur 21 séances initialement prévues, 14 ont finalement eu lieu. « Pour conserver le lien pendant les périodes de confinement, nous avons mis en place une gazette afin de partager le quotidien et donner des nouvelles de chacun », poursuivent Julie et Ludivine.
Il a donc manqué un peu de temps à la troupe pour mener le projet jusqu’au bout et présenter la pièce à une salle remplie de spectateurs, mais la représentation a été donnée le 30 novembre à huis clos, textes en main. Avec le plaisir et la fierté d’avoir relevé le défi, de jouer et chanter ensemble, et même de partager un mémorable fou rire sur scène.
Ludivine Gravier et Julie Carfantan se demandent déjà si elles ne pourraient pas transposer cette initiative auprès d’autres publics. Solange, quant à elle, a réussi à partir pour l’Italie avec Marcel. Aujourd’hui, elle concocte des nems et des rouleaux de printemps…
Témoignages
Rémi Queffelec (dans le rôle de Marcel)
« Quand on a la responsabilité d’une ferme, on a toujours le nez dans le guidon, 365 jours par an. Pour moi, le théâtre est une découverte totale. Pendant notre vie, on a fait de l’agriculture, mais pas beaucoup de culture. Je parcours 70 km pour venir retrouver le groupe, c’est un moment de détente. Les confinements ont un peu cassé le fil conducteur ; nous avons eu l’impression de devoir reprendre à zéro et de réapprendre le texte. Il y a aussi les chansons. La chanson, ça se travaille. Bientôt, dans mon cerveau, il y aura plus de trous que de fromage… »
Jacqueline Oger (dans le rôle de Solange)
« Le spectacle englobe tout ce qui touche à la vieillesse. La pièce, très construite, synthétise bien les points importants auxquels il faut qu’on s’attelle quand on arrive à notre âge : faire travailler la mémoire, être vigilant sur l’alimentation, continuer à travailler sur soi après l’activité professionnelle, se stimuler pour bien vieillir et se trouver une nouvelle vie. De nombreuses questions sont soulevées : l’isolement, le célibat en agriculture, les petites retraites… Dans le groupe, on partage quelque chose, comme notre travail d’agricultrice. On se comprend ; il y a une âme, le lien à la terre, l’investissement. Le suicide en agriculture, c’est lié au cœur que les gens mettent pour leur exploitation. »
Anna Lemaître (dans le rôle de Léon)
« J’étais agricultrice en élevage laitier. Je n’ai pas d’enfant, c’est mon neveu qui a repris l’exploitation. J’avais fait du théâtre jeune et je voulais bien recommencer. Dans la pièce, on m’a proposé de jouer le rôle de Léon, un homme qui vit seul. J’ai d’abord hésité et finalement, j’ai accepté. J’interprète notamment La Tendresse [chantée par Bourvil et souvent reprise] ; c’est une chanson que j’ai beaucoup entendue au poste et je suis habituée à chanter. C’est une belle aventure et les ateliers font du bien. »
Jean-Jacques Badoual (dans le rôle de Pierre)
Nous devions jouer la pièce en juin 2020 mais la crise sanitaire nous en a empêchés. Pour nous accompagner dans ce challenge, des professionnels du spectacle sont intervenus, différents ateliers ont été proposés : mémoire, sophrologie, relaxation, yoga du rire… Autant d’activités qui peuvent être proposées aux retraités pour leur permettre de bien vieillir. L’écriture de la pièce a été faite à partir de ce que les assistantes sociales ont entendu sur le terrain et des réponses que la MSA peut offrir face aux situations rencontrées. »
Maryvonne Legac (dans le rôle d’Eugénie)
« J’étais un peu stressée pendant la représentation. Mais on y est arrivés, même si on aurait pu faire mieux. Les situations présentées, je les connais. J’ai été aidante pendant huit ans, avec maman à la maison. J’avais de l’aide 4 heures par semaine, comme cela je pouvais m’échapper un peu. »
Lydie Le Cam (dans le rôle de Gisèle)
« Ma mère, décédée il y a quatre ans, m’a demandé sur son lit de mort de prendre mon frère dépendant en charge. C’est très lourd. S’accorder des pauses fait le plus grand bien. J’ai participé à un séjour répit d’une semaine à Port Manec’h en 2019. Les moments avec le groupe pour cette pièce permettent aussi de se détendre. »
Mireille Larvor (dans le rôle de Marie-Thérèse)
« Ici, on rencontre d’autres personnes. Les ateliers ont démarré à l’automne, une période où on fait moins de choses. C’est une occasion de contact avec d’autres personnes, une animation proposée en milieu rural où il n’y a pas grand-chose. Il y a une bonne cohésion dans le groupe et beaucoup de bienveillance. »
Ludivine Gravier (dans le rôle de Catherine)
« Dans le texte, nous avons abordé les thèmes de la reconnaissance de la place de l’enfant dans la fratrie fréquemment exprimée par les aidants familiaux, la mémoire, la relation amoureuse, du déménagement… La chanson a amené du dynamisme, un côté décalé et drôle. »
Julie Carfantan (dans le rôle de l’assistante sociale)
« En amont, nous avons présenté le contenus des ateliers au groupe : alimentation, mémoire, chant, relaxation… Les exercices étaient adaptés au texte. Au fil des séances, nous avons appris à découvrir chacun. C’est l’avantage d’un action qui s’inscrit dans la longueur. »
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