Votre conférence s’intitule « Quand on achète un produit, on achète le monde qui va avec ». Que voulez-vous dire avec cette formule lapidaire ?

J’essaie de parler avec des mots simples des problèmes des citoyens touchant à l’agriculture et l’alimentation. Les gens se déchirent souvent sans avoir de vision globale. Les termes des spécialistes sont compliqués. Cette formule est compréhensible par tous. Elle explique qu’il ne suffit pas de fantasmer sur un produit en ignorant dans quelles conditions il a été produit et acheminé. Ce n’est pas parce qu’on le trouve moderne, bon pour la santé, écolo, qu’il n’est pas fabriqué dans les structures de production du pays d’où il provient.

Un exemple avec le lait d’amande et les amandes : les amateurs de bio jugent que c’est bien. Sauf que 80 % des amandes produites dans le monde proviennent de la Californie. C’est donc fait à la manière de la Californie, fondée sur une agriculture intensive. Pareil pour les avocats : on apprécie ce fruit importé principalement du Mexique. Comme on a trouvé comment le transporter correctement, les Européens se sont mis à beaucoup en manger. Or la quasi-totalité des plantations d’avocats du Mexique est contrôlée par les narcotrafiquants. Lorsqu’on en achète, c’est comme si on achetait de la drogue. On favorise les narcotrafiquants. Encore plus caricatural, les roses offertes à la Saint-Valentin. Pas une seule ne pousse en France en février. Ces roses-là viennent du Kenya par avion via Amsterdam (Pays-Bas). Elles sont produites dans des conditions sociales très limites avec des pesticides interdits en Europe. Elles empestent littéralement le kérosène.

Découvrez les actions déployées partout en France à l’occasion de cette semaine dédiée à l’engagement des bénévoles de la MSA en général et de la MSA de Maine-et-Loire, en particulier.

Est-ce que le déni n’est pas un ressort trop puissant dans l’acte de consommation ?

Il y a des changements majeurs et d’autres mineurs. Le plus difficile à changer, c’est ce qu’il y a dans la tête. Une fois que les gens se sont approprié une idée, les comportements changent très vite. Je vous donne deux exemples. J’ai 74 ans. La première fois que je suis allé en Allemagne, j’ai observé les habitants trier leur poubelle. À l’époque je me suis dit : « Les Français ne feront jamais ça. » Cela a mûri, et ça s’est fait. On le doit en partie à nos instituteurs. Ils ont réussi à sensibiliser les enfants là-dessus qui, de retour à la maison, ont exhorté les parents à trier la poubelle.

Autre exemple : nous avons arrêté du jour au lendemain de fumer dans les lieux publics fermés. Lorsqu’on a interdit la cigarette, je m’attendais à des manifestations des cafetiers. Il n’y en a pas eu. Au contraire, les bistrotiers ont augmenté leur chiffre d’affaires. Ceux qui en avaient ras-le-bol de boire un café dans un lieu enfumé sont revenus au bistrot. La mesure est passée comme une lettre à La Poste. C’était mûr.

Cet été, il faut avoir été sourd, aveugle, muet pour ne pas voir que le réchauffement climatique provoque des catastrophes. Si on n’agit pas, canicules, sécheresses, incendies et inondations continueront de se multiplier. Là, il y a une fenêtre de tir incroyable. Si on ne fait pas quelque chose maintenant alors quand le fera-t-on ?

Vous recommandez la consommation locale, le circuit court et privilégiez l’agriculture française ?

Offrir des fleurs à la Saint-Valentin, c’est très bien. Vous pouvez en offrir qui poussent en février dans les serres en France. Cette année, ce n’est pas sûr car les serres sont chauffées. Vu le prix de l’énergie, est-ce raisonnable ? Mieux vaut songer à autre chose ou à décaler la Saint-Valentin à juin pour avoir le plaisir d’offrir des fleurs. Globalement, l’agriculture française est extrêmement vertueuse.

Autre habitude à corriger : en libre-service, il faut cesser de sélectionner une par une ses pommes, ses prunes, ses cerises. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour le producteur, cela signifie qu’il ne faut pas qu’une seule mouche ne se soit posée sur ses fruits sinon le consommateur n’en voudra pas. Ce geste anodin de chercher des fruits visuellement parfaits est un encouragement et un appel aux pesticides. Si on veut une agriculture plus naturelle voire bio, les fruits ne sont pas visuellement homogènes. C’est la vie.

Lire aussi Anne Alassane, l’art de cuisiner en favorisant les produits locaux.

Le bio est-il une solution ?

C’est intéressant de voir que le pourcentage de bio en France dans la nourriture n’a cessé d’augmenter depuis vingt ans. Grosso modo, il a quadruplé, passant de 2, 6 et 8 %. Depuis deux ans, il stagne et baisse. Or ses tenants sont persuadés que les 8 % sont insuffisants. Il faudrait à terme 80 %. Mais c’est une vue totale de l’esprit. Il n’y aura jamais 80 %. Les pays qui ont le plus de bio dans le monde, notamment la Suisse et l’Autriche, en sont à 14 %. Personne n’arrivera ni à 30 ni à 50. Il y a une différence considérable entre manger un peu de bio et ne manger que ça, ou entre produire de façon plus écologique et produire entièrement en bio. Le tout-bio, c’est un truc de fanatique. Des militants convaincus font ça pour sauver la planète, mais on ne peut pas demander à 80 % d’une profession de travailler plus avec plus d’aléas et souvent moins de revenus.

Cependant, c’est très bien qu’il en y ait qui produisent sans aucun pesticide. Cela montre aux autres qu’on peut produire avec moins de produits phytos. Tout le monde devrait inventer une agriculture beaucoup moins chimique. Aujourd’hui on est aidé par Poutine finalement, parce que l’énergie, les engrais et les pesticides augmentent les prix de façon considérable. Il y a une incitation plus forte à inventer une autre agriculture. Mais à court terme, le premier geste que peuvent faire les consommateurs, c’est de dire : « J’arrête d’exiger des fruits et légumes parfaits parce que cela augmente le gâchis et le pesticide. »

Un auteur prolixe

En plus d’être conférencier (50 interventions par an), cet ancien directeur de l’école supérieure d’agriculture d’Angers (ESA) est aussi l’auteur de nombreux livres sur l’agriculture, l’alimentation, le développement durable. Il a publié notamment Nourrir l’humanité, les grands problèmes de l’agriculture mondiale (éditions La Découverte, 2007). Une nouvelle édition est en préparation pour l’année prochaine, comprenant cette fois les solutions.
Autres parutions : Manger tous et bien (Editions du Seuil, 2011) et Faim zéro, en finir avec la faim dans le monde (éditions La Découverte, 2014).
Un site Internet et une chaîne YouTube reviennent sur son actualité.

On reproche souvent à certaines filières de contribuer au réchauffement climatique : est-ce justifié ?

Oui. Soyons clairs. Quand on passe des végétaux aux animaux, on consomme beaucoup plus parce qu’on consomme indirectement tous les végétaux ingérés par les animaux que nous mangeons. Or la transformation de protéines végétales en protéines animales est un processus très mauvais du point de vue de la rentabilité, en premier lieu car ce sont des animaux à sang chaud. Le poulet et le cochon consacrent une bonne partie de leur consommation de maïs et de soja à se chauffer ; pendant ce temps-là, ils ne produisent pas de côtes de porc et de cuisses de poulet. Ensuite, ils fabriquent plein de choses inutiles : les boyaux, les os, les plumes, les poils, etc. Il faut 4 kilos de végétaux pour faire 1 kilo de poulet ; 6 kilos de végétaux pour 1 kilo de cochon et 13 kilos de végétaux pour 1 kilo de bœuf.

Un carnivore augmente donc considérablement sa ponction sur la planète, environ quatre fois plus qu’un végétarien, qui mange à peu près 200 kilos de céréales, contre 800 pour un carnivore. Quand des milliards de gens sur la planète qui étaient végétariens parce qu’ils étaient très pauvres se mettent à manger de la viande et à boire du lait, on achète le défrichement intensif de la forêt amazonienne pour la transformer en zone d’élevage ou de production de soja pour les élevages. De plus, les ruminants rotent et pètent à qui mieux mieux du méthane, un gaz vingt-trois fois plus réchauffant que le gaz carbonique.

Il faut donc diminuer la consommation de viande ?

On mange énormément de viande. Un Français consomme dans sa vie entière 7 bœufs, 33 cochons, 1 200 poulets, 20 000 litres de lait, 32 000 œufs. C’est beaucoup trop. Nous contribuons énormément au réchauffement de la planète. Il est très urgent de réduire la consommation de ces pays-là. Je ne vois pas au nom de quoi on refuserait aux Africains la poule au pot le dimanche. Mais la planète ne pourra supporter cette poule au pot que si les Américains consomment trois fois moins de viande et les Français deux fois moins. Ou tout va exploser. Il n’y aura pas assez de ressources, de plus nous réchauffons la planète.

Heureusement cela a commencé : nous avons cessé d’augmenter notre consommation de viande qui, au XXe siècle, est passée de 30 à 100 kilos par personne et par an. Une baisse s’amorce depuis les vingt dernières années, repassant à 80 kilos pour la viande et de 90 kilos pour le lait. Une diminution de 10 % et 20 %, ce qui explique la crise de l’élevage.

Est-ce suffisant ?

Les gens protestent mais la réalité c’est qu’il faudrait passer en moyenne à 50 kilos par personne et par an. Cela me paraît faisable. Cela veut dire : ne pas en manger tous les jours, réduire la taille des parts et se faire vraiment plaisir. Vous aimez le bœuf-carottes, alors il est plus que temps de passer à la carotte au bœuf. Deux fois plus de carottes, deux fois moins de bœuf, quatre fois moins de réchauffement de la planète.

Le déclin de la consommation de viande a largement commencé. Le problème est de savoir comment l’accélèrer, et comment aider nos éleveurs à passer d’une production centrée sur la quantité à une autre beaucoup plus qualitative : moins, mieux, avec des bêtes nourries exclusivement de végétaux français et mieux valorisés.