On ne ressort pas le même d’une formation en prévention du suicide1. Pour ma part, je l’ai suivie dans un cadre professionnel en vue d’écrire un article et je l’ai quittée un peu plus « sentinelle ». Enfin, surtout secoué à vrai dire. Mais mieux préparé, me semble-t-il, à repérer les personnes en souffrance et à les orienter vers les soins appropriés de santé mentale : rien qu’un devoir citoyen, somme toute.
À l’instar de Clémence, Alain, Alice, Carole, Marie-Henriette, Isabelle, Jérôme et les autres qui, ce jeudi 9 février, participent à cette session proposée par la MSA Gironde. Ils sont délégués, administrateurs ou conseillers en prévention du régime agricole, animateurs syndicaux ou conseillers techniques de la chambre d’agriculture.
« La personne suicidaire ne veut pas mourir, elle veut arrêter de souffrir », distingue l’animatrice Ségolène Brochard, psychologue et référente territoriale du projet de prévention du risque suicidaire de l’association Rénovation.
C’est précisément là que tout se joue.
Où il est question de responsabilité collective.
À entendre parler Ségolène, qui assortit son propos théorique de multiples anecdotes, on comprend mieux l’impact des mots. Ceux des professionnels des médias, entre autres. En relatant de nombreuses circonstances du suicide des célébrités, et notamment le mode opératoire, ils peuvent par contagion en générer d’autres.
Connu comme l’effet Werther, du nom d’un personnage d’un roman de Goethe, l’épisode le plus marquant reste celui de l’actrice Marylin Monroe, dont la mort a été suivie d’une augmentation du taux de suicide chez les femmes de 12,5 % aux États-Unis, 40 % pour la seule ville de Los Angeles2.
En France, un phénomène similaire est observé après le suicide de l’ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy, en 1993. Et je ne peux m’empêcher de ressasser cette petite phrase d’une chanson de Mylène Farmer : « Les mots sont nos vies ». Nous devons tous prendre des précautions en utilisant les premiers pour ne pas mettre en danger les secondes.
En France, c’est le dispositif Papageno qui lutte contre cet effet de contagion suicidaire relatif au traitement médiatique.
« Mon chef de culture s’est donné la mort »
Christian Letierce, gérant de Planète végétal, président du comité de protection sociale des non-salariés agricoles (CPSNS) de la MSA Gironde.
« En tant que président du CPSNS, je suis amené à traiter de problématiques en lien avec les difficultés économiques et des impasses dans lesquelles se retrouvent certaines filières agricoles. En Gironde, l’enquête réalisée par la cellule de la crise viticole initiée par la préfecture et la chambre d’agriculture révèle que plus de 30 % des viticulteurs se déclarent en difficulté. Un quart d’entre eux veulent arrêter l’activité et arracher tous leurs pieds de vigne. Les autres veulent continuer à cultiver la vigne mais en réduisant la taille de leurs parcelles et en s’orientant vers d’autres productions végétales. Certains savent prendre le taureau par les cornes, en développant la vente directe, par exemple ; d’autres, souvent petits producteurs, ne savent plus quoi faire. Ils ne parviennent plus à se rémunérer. C’est ce contexte qui m’a incité à suivre cette formation sentinelle.
Par ailleurs, en tant que chef d’une entreprise de 240 salariés, spécialisée dans la filière légumes pour le marché du frais, la responsabilité est grande. En juillet 1996, mon chef de culture s’est donné la mort par pendaison. Je n’avais rien vu venir. J’ai beaucoup culpabilisé. Le matin même, nous arpentions une plaine pour la drainer. C’était un homme impliqué et courageux. Toutefois, il souffrait de troubles bipolaires. À l’époque, nous avons géré la situation comme nous avons pu. Nous n’avions pas de directeur des ressources humaines (DRH).
Aujourd’hui, cette formation m’ouvre les yeux et elle répond à mes attentes. J’en ai discuté avec ma DRH. Le but est de former à la détection du mal-être cinq ou six personnes dans l’entreprise. Pour autant, nous ne disposons pas de tous les outils et du recul nécessaires. L’un de nos salariés a fait un burnout. Comme il a tendance à se refermer sur lui-même, nous lui proposons régulièrement de reprendre l’activité car nous savons que c’est aussi un facteur de santé mentale. Nous restons très attentifs. »
Savoir détecter la souffrance.
La prévention ne traite pas des aprioris moraux : le suicide est-il lâche ou courageux ? Est‑il l’expression d’une liberté ultime ? Est-il égoïste ou altruiste ? Les réponses sont laissées à l’appréciation de chacun. La prévention s’attache à considérer le suicide
comme un non-choix, « une aliénation à soi », et place la notion de souffrance au centre de ses préoccupations.
Pour illustrer ce principe, Ségolène présente le cas symptomatique d’un petit garçon de six ans qui débarque aux urgences avec par sa maman. Elle déclare au personnel soignant que son fils a fait une tentative de suicide (TS) en avalant le contenu… d’une boîte de Tic Tac (sic) ! Questionné par l’infirmier, l’enfant confie que le week-end précédent, il a vu son cousin, diabétique, tomber dans le coma après avoir mangé trop de sucre. En fait, le petit garçon souffrait tellement qu’il avait utilisé un mode opératoire à sa disposition, cette boîte de dragées sucrées qu’il croyait être mortelles, pour faire une TS.
Battre en brèche quelques idées reçues.
Premier mythe à déconstruire : « Avoir des idées suicidaires, ou faire une TS, c’est anodin ». Faux : « La dangerosité apparemment faible de certaines tentatives de suicide ne doit pas amener à les banaliser. Ce qui compte, c’est la représentation du geste pour la personne, l’intentionnalité qu’elle avait au moment de le réaliser ».
Autre idée reçue : « On ne peut pas prévoir ».
Les signes d’alerte sont quasi-systématiques. En revanche, ils peuvent être discrets, dispersés ou volontairement dissimulés.
Ou encore : « Il existe une cause unique et facilement identifiable » et « On ne peut rien faire ». Faux, archifaux ! « Les processus qui peuvent amener une personne à passer à l’acte sont nombreux et complexes. Dans la majorité des cas, avec une prise en charge adaptée, les idées suicidaires cèdent et ne réapparaissent plus. » Vous avez bien dit « sentinelle » ?
Être repéré, repérer et alerter.
Telles sont les missions d’une sentinelle. Cette personne présente des dispositions spontanées aux soucis de l’autre et à l’entraide. Elle est reconnue dans une ou plusieurs de ses communautés de vie, qu’il s’agisse de la sphère professionnelle, familiale ou sociale (clubs de sports, associations, vie de quartier, etc.).
« Mais si je suis moi-même dans le mal-être, je passe la main à une autre sentinelle, indique la psychologue. Et surtout, je me ménage des moments de lâcher-prise. »
Le repérage consiste à détecter des propos suicidaires, des comportements évocateurs ou de préparation au passage à l’acte, ainsi que des signaux physiologiques.
Puis d’interpréter ces différents « drapeaux » classés par ordre d’urgence, et leur accumulation, avant de manifester sa préoccupation. Les propos suicidaires peuvent être explicites (« J’en peux plus, plutôt me tuer que de vivre ça »), allusifs (« Bientôt, vous n’entendrez plus parler de moi »), ou élusifs (« T’as bien mieux à faire que de t’occuper de moi »).
Parmi les comportements évocateurs qui doivent éveiller la vigilance : l’augmentation de la consommation de substances addictives (tabac, alcool, etc.), les pleurs, l’irritabilité. Parmi les comportements de préparation : les ruptures amicales ou familiales, la mise en gardiennage d’animaux de compagnie, les adieux incongrus. Tous les changements de comportement sont des « drapeaux ». Parmi les signaux physiologiques : les troubles du sommeil et de l’appétit.
Certains propos revêtent un caractère d’urgence : l’évocation d’un scénario, d’une date ou d’une échéance pour un passage à l’acte et/ou de la possession d’un moyen potentiellement mortel.
Le poids des mots qui peuvent sauver.
Tout l’enjeu de la démarche de repérage consiste à utiliser les bonnes formules et à adopter une posture adéquate. L’empathie ne saurait se transformer en sympathie (quand on s’identifie trop à la personne suicidaire) ou à la condescendance (quand on se différencie trop). « Je comprends l’autre, je me mets à sa place tout en restant moi », précise Ségolène. Mieux vaut ne pas juger, culpabiliser, faire des promesses intenables. Il est utile, en revanche, de signifier sa disponibilité et son écoute, de reconnaître et nommer les émotions, d’inviter à la parole.
Jeu de rôle : « Je suis inquiet, tu n’as pas l’air bien », constatez-vous, en tant que sentinelle. La personne vous répond que non, en effet, elle se sent triste ou en colère, par exemple. « Explique-moi cela, dis-moi ce que tu ressens ? ». Le contact est établi et si les conditions de confiance sont remplies, la question sur les idées suicidaires peut alors être posée : « As‑tu déjà pensé à te suicider ? ».
Une formule délicate mais décisive. Dans l’affirmative, la sentinelle peut demander à son interlocuteur le droit d’alerter une personne ressource (pas toujours un membre de la famille) et/ou lui proposer d’appeler un des numéros dédiés, le 31 14 ou le 09 69 39 29 19, et/ou l’orienter vers un professionnel de santé.
En cas de refus, et si l’urgence est avérée, il est fortement recommandé d’appeler à la place de la personne suicidaire et donc de composer le 15. « Les mots sont nos vies. »
(1) : Cet article reprend des éléments du support de la formation sentinelle, dont les auteurs sont Charles-Edouard Notredame et Pierre Grandgenèvre, respectivement praticien hospitalier/maître de conférence des universités et psychiatre au CHRU de Lille.
(2) : Des exemples célèbres d’effet Werther sont consultables sur le site papageno-suicide.com. Papageno est un programme national intégré à la stratégie globale de prévention du suicide.
Présentation du réseau sentinelle avec Bernard Bedouet, délégué de la MSA de Maine-et-Loire.
Animer le réseau des sentinelles
Marlène Besse, chargée d’études sur la prévention du mal-être à la MSA Gironde, spécialisée en ingénierie de la psychologie sociale.
« J’interviens en soutien de Johanna Grandguillot, responsable de l’action sanitaire et sociale, et référente mal-être. Mon rôle est d’identifier les futures sentinelles, d’en déployer le plus possible sur la Gironde et d’animer leur réseau. Pour l’heure, nous recrutons ces effectifs parmi les professionnels du monde agricole (élus MSA, techniciens de la chambre d’agriculture, etc.). Notre objectif est d’atteindre une cinquantaine de personnes en juin 2023.
Je vais moi-même recevoir une formation début avril pour devenir formatrice de sentinelles. Une fois formées, nous restons en contact avec elles. Nous allons prochainement mettre en œuvre des groupes de paroles et d’échanges de pratiques. Il est également prévu de publier une newsletter et un guide ressources. Enfin, je dois m’assurer de l’efficience des dispositifs MSA de prévention du mal-être, en lien avec les autres services concernés de la caisse. Tout ce travail s’articule avec la cellule pluridisciplinaire dédiée, dont je suis membre. »
« Les périodes de transmission sont difficiles à négocier »
Mireille Blanc Gonnet, administratrice Udaf (union départementale des associations familiales) de la MSA Alpes du Nord, exploitante en élevage bovin et accueil en chalet d’alpage à Arêches-Beaufort (Savoie).
« Les formatrices sentinelle nous mettent d’emblée à l’aise : on se tutoie, et dans le monde agricole, ça vaut de l’or. Et la présentation croisée, c’est génial ! Depuis une vingtaine d’années, je suis directement concernée par la problématique suicidaire : au total, neuf personnes de mon entourage proche ont cherché à mettre fin à leurs jours, dont mon propre frère ! Seules d’eux d’entre elles sont encore en vie. Le Beaufortain est très joli mais cela n’empêche pas le mal-être de se manifester. J’avais entendu parler de la formation sentinelle par la MSA Alpes du Nord, mais jusqu’à présent, je ne me sentais pas prête à la suivre. J’étais engagée dans mon combat personnel contre le cancer. Je voulais passer ce cap et être en capacité mentale et physique d’accomplir cette mission.
Cette formation a confirmé ce que je ressentais quand on est à l’écoute de l’autre. Les mots peuvent avoir un double sens. C’est surtout sur la formulation que j’ai progressé. Je ne dit pas que je réussirai à détecter les crises suicidaires à tous les coups car le plus souvent les raisons sont multifactorielles. Mais je serai plus attentive. Par exemple, après une phrase anodine comme “Je pars faire un tour”, lancée par un ami. Il n’est jamais revenu !
Souvent, les périodes de transmission sont difficiles à négocier. Je connais une personne qui a mal vécu son départ à la retraite. Elle s’occupait des vaches depuis son tout jeune âge et n’a pas supporté l’arrêt de son activité. Avec cette sensation qu’on lui a enlevé son travail, elle a sombré dans la dépression jusqu’à passer à l’acte. En Isère, il y a beaucoup de petites exploitations qui sont plus fragiles. En Savoie et Haute-Savoie, elles sont plus importantes mais la fragilité vient également avec la transmission, quand il n’y a pas de repreneur.
Outre cet aspect, les problèmes de communication au sein des couples sont également responsables d’un grand mal-être, surtout quand l’un des deux conjoints ne travaille pas sur l’exploitation. C’est mon ressenti. En cas de détection d’une situation à risque, j’invite la personne concernée à un moment d’échange informel autour d’une tasse de café. Avec son accord, j’appelle ensuite les assistantes sociales de la MSA Alpes du Nord, avec qui j’entretiens de très bons rapports. Ensemble, nous accomplissons du bon travail. »