Mardi 16 mai – 9h30
« On va donner un coup de peigne ? » L’interrogation de Sandra est rhétorique. Même s’il proteste gentiment, Jacques Trochou le sait. Tête baissée, yeux fermés, il se laisse faire. Le geste est tout aussi précis qu’attentionné. « C’est pour que je sois beau ? Eh ben, y’a du boulot ! », sourit-il une fois le peigne posé. La scène n’est pas sans évoquer une mère et son enfant. Son vieil enfant, de 91 ans.
Sandra n’est évidemment pas sa mère, ni sa femme – qu’il a perdue deux ans plus tôt – ni sa fille. Elle travaille pour l’association d’aide et de services à domicile du Cher, Facilavie. « M. Trochou a droit à 15 heures par mois. J’interviens une heure le mardi et le vendredi matin, et deux heures le vendredi après-midi. C’est à moi de gérer ce qu’il y a à faire ici. Parfois quand j’arrive, il n’a pas encore déjeuné, je lui prépare donc son café. S’il l’a pris, je fais sa toilette. Le vendredi matin, je mets les draps à laver, ça me permet de les étendre l’après-midi. Le mardi c’est le balai, le vendredi l’aspirateur », explique-t-elle en aérant le lit. Quand elle l’entend s’asseoir dans la cuisine, elle s’empresse de nettoyer la salle de séjour pour qu’il puisse s’installer confortablement dans son fauteuil.
Ce ne sera pas pour tout de suite ; l’infirmière sonne à la porte. Elle lui rend visite tous les jours. Trois minutes plus tard, la voilà repartie et Jacques libre de rejoindre son fauteuil. Ce qu’il fait, non sans difficulté. « Aujourd’hui ça va à peu près », glisse Sandra qui, tout en balayant la cuisine, le surveille d’un œil.
10h
M. Trochou vient de réaliser l’essentiel de ses déplacements et a vu l’intégralité des personnes qu’il croisera aujourd’hui. « Il y a des moments, je m’ennuie, c’est sûr. La solitude c’est dur quand on est vieux mais je ne veux pas aller en Ehpad, ça me foutrait le bourdon », confie-t-il. Sandra termine la cuisine, s’occupe de la chambre et « après je m’installe un peu avec lui, pour qu’il ait de la compagnie. Il aime bien ».
Des moments qui laissent place aux souvenirs parfois lointains. Il se remémore son service sous les drapeaux en Algérie et la peur qui ne le quittait pas. Il mentionne son fils qui l’appelle plusieurs fois par jour. Sandra lui donne des nouvelles de son compagnon. Et puis, les larmes montent aux yeux du vieux monsieur quand il évoque sa femme. Sandra le réconforte. Une sonnerie retentit. Le minuteur posé sur la table fait savoir que l’heure est écoulée.
10h30
Changement de décor chez Mme Cassier. C’est Sandrine qui œuvre. Et ce ne sera personne d’autre, affirme la maîtresse des lieux : « J’ai eu une femme de ménage pendant trente ans. Elle était là 8 heures par jour, férié ou pas. C’était la maîtresse de maison. Elle s’est occupée des enfants et des petits-enfants. Elle était un peu mère, un peu grand-mère. Ils lui étaient très attachés ».
Avec quatre enfants, onze petits-enfants et deux arrière-petits-enfants, la vaste demeure dans laquelle elle vit est rarement vide et Sandrine n’a pas de quoi s’ennuyer. « Mes petits-enfants veulent m’emmener en vacances, vous vous rendez compte ? », ironise Mme Cassier, tandis que Sandrine repasse des vêtements. Cela fait maintenant plus de 4 ans qu’elle vient ici deux fois par semaine. Elle semble faire partie de la famille. Elle connaît les emplois du temps de certains petits-enfants.
10h45
L’un d’eux se lèvent d’ailleurs. Ce midi, ils seront trois à table. Tous sont plein de sollicitude pour leur grand-mère. « C’est une maison qui est chaleureuse, confirme Sandrine. Quand j’arrive le matin, j’ai toujours mon petit café avant de commencer. C’est appréciable. Ce n’est pas pareil chez tout le monde. Il y a des gens chez lesquels on ne voit jamais les enfants ou les petits-enfants. On se sent moins intégré chez eux. Chez Mme Cassier, je suis comme dans la famille. Elle a confiance en moi, j’ai confiance en elle ».
C’est au décès de sa grand-mère, dont elle s’était occupée jusqu’au bout, qu’elle a décidé de faire du service à la personne. Elle travaille à Facilavie depuis 11 ans. « J’adore mon métier. La seule expérience que j’avais, c’était de m’être occupée de ma grand-mère. Je n’ai pas de diplôme mais je pense faire mon travail aussi bien qu’une personne diplômée. Suivant les jours, je peux intervenir chez trois, quatre ou cinq personnes le matin. Il y a des gens chez qui je ne vais qu’une fois par semaine pour faire le ménage. Quand ce sont des toilettes, c’est tous les jours. En tout j’interviens chez environ 10 personnes. Il y en a qui sont alitées, d’autres contribuent à certaines tâches. Il faut s’adapter. » Après avoir fait le lit avec Mme Cassier, qui n’est jamais très loin, les deux femmes filent à la cuisine. Midi approche à grands pas et les petits-enfants aussi.
14h
Mme Jouannin est en situation de handicap, elle ne peut pas se déplacer sans son déambulateur. La volée de marches séparant son palier de la porte d’entrée du bâtiment l’empêche de mettre le nez dehors. Elle n’est pas sortie de chez elle depuis le 21 octobre. Mère d’une famille nombreuse, « j’ai eu dix gamins ! J’ai été la plus jeune maman de France à l’âge de 13 ans et la plus jeune grand-mère à 25 ans. Ce n’est pas pour ça qu’on m’a décorée, hein ! ». Seule sa fille lui parle encore.
Les voisins déménagent au fur et à mesure car l’immeuble va être détruit. Nul n’a réagi en septembre dernier lorsqu’elle est tombée et est restée une heure et demie étendue sur le sol de la salle de bain. « C’est Audrey [une aide à domicile de Facilavie] qui m’a retrouvée. » Le bracelet de téléassistance qui ceint aujourd’hui son poignet était sur la table de nuit.
« Cette dame, elle n’a personne en fait. Je fais un peu de ménage mais, surtout, on parle beaucoup. Elle a vraiment besoin de ce contact », confie Sylvie. Aide à domicile pour Facilavie depuis 3 ans, elle visite Mme Jouannin tous les mardis. « Des aides à domicile, j’en connais plusieurs, s’amuse cette dernière. J’ai quelqu’un tous les jours. Heureusement parce que sans ça, je ne vois personne, à part ma fille qui vient une fois par semaine. Enfin, quand elle peut. Avec Sylvie, on se raconte nos petits trucs. » Les deux femmes se sont bien trouvées puisque Sylvie préfère les toilettes, l’aide aux repas et l’accompagnement au ménage.
16h
Sandra, Sandrine et Sylvie sont trois des 360 aides à domicile employées par Facilavie. Elles interviennent auprès de 3 000 bénéficiaires sur l’ensemble du département du Cher, dont de nombreux espaces ruraux. 3 000 personnes qui, sans elles, ne pourraient se maintenir à domicile.
Si la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 prévoit de renforcer la politique de soutien à l’autonomie, le secteur de l’aide à domicile « est en très grande crise, déplore Nathalie Fluzat, directrice de Facilavie. Nous sommes vraiment en attente de cette loi du grand âge qui est censée revoir nos modalités de financement. Il y a un paradoxe entre la bienveillance, aider, former nos personnels et les moyens qu’on nous donne pour le faire. Cette année, le constat de toutes les structures d’aides à domicile est le même : les budgets de formation ont été divisés par trois ».
Et malgré une récente revalorisation salariale, s’ajoute à cela un problème de recrutement lié au manque d’attractivité de la profession. Accorder une carte professionnelle à ces pivots de la politique de maintien à domicile (voir encadré) résoudra-t-il cette situation ?
Vers une carte professionnelle ?
L’amendement n° 1183 du projet de loi de financement de la sécurité sociale 2022 vise à permettre l’expérimentation d’une carte professionnelle à l’attention des intervenants et intervenantes de l’aide à domicile. Elle serait un outil au service de leur reconnaissance, comme le mentionne Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, le 9 novembre 2021 au Sénat :
« Le constat vient en réalité du terrain. Pendant la crise, ces professionnels ont rencontré des difficultés pour être reconnus en tant que tels et pour bénéficier d’un certain nombre de services ou encore pour exercer au mieux leurs responsabilités. La création de cette carte permettra cette reconnaissance. »
Dans cette expérimentation, prévue sur trois ans, il est proposé à la Caisse nationale de solidarités pour l’autonomie de financer l’élaboration et la mise en œuvre de la carte. Le ministre chargé des solidarités et de la santé arrête la liste des territoires participant à l’expérimentation, dans la limite de cinq départements. À son terme, la carte professionnelle pourrait être généralisée.