Les conclusions de cette enquête sont présentées lors d’un colloque « Santé et malaise en agriculture » organisé par l’Association de santé, d’éducation et de prévention sur les territoires (Asept) et le laboratoire de sociologie et d’anthropologie le 16 octobre à Besançon. Interview.

En tant que socio-anthropologue, comment abordez-vous les problématiques agricoles ?

Lorsque j’ai fait mes études de sociologie rurale dans les années 1980, la sociologie explorait essentiellement des problématiques agricoles. C’est dans ce cadre, sous la direction d’Henri Mendras, le fondateur de la sociologie rurale en France, que j’ai soutenu ma thèse sur un conflit lié aux choix génétiques des éleveurs jurassiens en matière de sélection animale. Cette question m’a donné à comprendre comment le rapport à l’animal structurait l’ensemble des rapports sociaux dans la vie professionnelle et locale.

 La division sexuée du travail en élevage est encore très forte

Dominique Jacques-Jouvenot sociologue
Née en Franche-Comté, fille d’éleveurs, Dominique Jacques-Jouvenot se tourne vers la sociologie rurale après des études en lycée agricole.


Dix ans plus tard, je m’interrogeais sur la transmission du métier d’éleveur à partir d’une question simple : à qui et comment se transmettent les savoirs professionnels ?

La publication de mon ouvrage Le Choix du successeur en 1997 résulte de cette recherche. J’y développe trois déterminants sociaux essentiels qui permettent cette désignation du successeur familial : être de filiation biologique, de sexe masculin et cadet de fratrie. À cette époque, on pense encore qu’on ne peut pas être paysan si les parents ne le sont pas, et que le métier d’éleveur est un métier de couple, trop dur pour une fille. Le sens commun considérait cependant que l’ainé était forcément le successeur.


Dans notre enquête sur le mal-être des éleveurs, on constate que la division sexuée du travail en élevage est encore très forte aujourd’hui. Les tâches administratives et de gestion sont très souvent le lot des femmes, sans parler du travail domestique.

Mais n’oublions pas qu’il faut toujours replacer les réalités sociales que nous observons dans un contexte temporel et spatial. Le monde change et ce qui est démontré à un moment T peut ne plus être valide vingt ans plus tard. Aujourd’hui le problème de la transmission n’est plus de savoir quel enfant est le mieux à même de succéder mais comment pallier le manque de successeurs familiaux en agriculture. Cette crise est sans précédent dans l’histoire de la paysannerie française. Et l’élevage bovin-lait est particulièrement touché par le phénomène. Cette situation nécessite de recontextualiser le problème de la transmission dans un nouveau paysage professionnel et social en changement.

Pourquoi vous être tout particulièrement penchée sur la question de la transmission des savoirs parmi les motifs de mal-être ?

Grâce à une première recherche comparative avec des collègues suisses et québécois, et mon travail avec Jean-Jacques Laplante [ancien médecin du travail et directeur de la santé à la MSA de Franche-Comté] sur Les Maux de la terre, j’ai pu rencontrer des familles qui ont vécu un cas de suicide. Lors de mes interviews, je me suis rendu compte qu’elles abordaient très souvent le sujet de l’école, évoquant un rapport très difficile.

D’où mon interrogation sur les incidences de l’enseignement agricole dans la trajectoire d’un étudiant et sur le mal-être du futur éleveur qu’il s’apprête à le devenir. Avec Sylvie Guigon, sociologue, et l’équipe du Lasa, j’ai ainsi souhaité interroger des jeunes sur leurs représentations du métier, le pourquoi de leur choix etc.

Qu’est-il ressorti de vos échanges avec ces futurs éleveurs ?

Nous avons réalisé 62 entretiens auprès d’étudiants en BTS de quatre établissements agricoles de Bourgogne, Franche-Comté et Auvergne, dont 29 filles (deux lycées, une maison familiale rurale, et l’établissement supérieur VetAgro Sup Clermont-Ferrand). Nous avons échangé sur l’école, l’enseignement, le métier : pourquoi ce choix, est-ce que leurs parents sont intervenus ou ont-ils décidé seuls, les tâches préférées, celles qui sont repoussantes ou encore ce qu’ils pensent être plus ou moins difficile dans le métier.

Les garçons sous-évaluent la part significative du travail administratif

Il est apparu que, bien que « savoir gérer » est une compétence que tous les garçons considèrent comme essentielle dans la profession, ils investissent peu les enseignements de comptabilité, gestion, et sous-évaluent la part très significative du travail administratif de leur future activité. Ils nous expliquent que sur l’exploitation familiale, c’est leur mère qui fait les factures et que, plus tard, ce sera leur femme.

Les filles ne se projettent pas de la même façon. Même si toutes désirent s’installer, lorsqu’elles ont un frère désigné, elles savent que la place de successeur est prise. Mais elles investissent les enseignements liés à la gestion et au travail administratif, se projetant plutôt dans une place de conjointe ou encore envisagent une orientation professionnelle comme conseillère agricole. Seules les filles de fratries de filles se construisent comme successeures potentielles de leur père.

Vous avez aussi enquêté sur les agriculteurs en difficulté ?

Oui nous avons interrogé 12 bénévoles de l’association Solidarité Paysans répondant à des appels à l’aide, qui nous ont décrit 36 situations d’agriculteurs en difficulté.

Tout d’abord, nous avons remarqué qu’ils appartenaient à toutes les catégories d’âge. Le plus souvent ce sont les femmes qui appellent au sujet de leur mari ou leur fils. Ce sont des personnes qui ont une formation très courte, qui n’aimaient pas l’école et pour qui l’essentiel de leur socialisation au métier est familiale. Les parents sont leurs seuls formateurs et leur ouverture sur le monde extérieur est très limité, jusqu’à devenir inexistant. La valeur transmise est le travail, ce qu’ils font souvent jusqu’à l’excès, comme leurs parents l’ont fait avant eux.

Sur les 36 cas, 34 ont subi la transmission

Mais quand le contexte socio-économique, les normes et les pratiques évoluent, le déphasage est grand. Plus le fossé grandit entre eux et les autres éleveurs, plus ils se sentent exclus, plus ils travaillent, et plus ils perdent pied jusqu’au jour où « ça craque ». Lorsqu’une mère ou une épouse appelle Solidarité Paysans, c’est pour dire : « La corde est prête ».

Cette situation n’est pas seulement le fait de fermes familiales en difficulté ; il arrive que sur des exploitations performantes, un successeur ne trouve pas sa place face à son père, ou subisse la transmission. Sur les 36 cas étudiés, nous avons en effet constaté que pour 34 d’entre eux la transmission a été plus subie que choisie, entraînant des relations familiales conflictuelles. Dans les histoires relatées par les bénévoles, le métier n’est pas décrit comme une passion mais découle de la soumission des successeurs au désir de transmettre de leurs parents.

Quelles conclusions en avez-vous tirées ?

Notre but était d’identifier des indices de risques suicidaires en reconstruisant les trajectoires de vie des éleveurs en demande d’aide et de les mettre en regard avec les projections des jeunes dans le métier. Premier constat, ces derniers considèrent qu’ils choisissent leur futur métier alors que les personnes aidées ont presque en totalité subi cette transmission. Par ailleurs, les étudiants sous-estiment le rôle des femmes dans le bon fonctionnement des exploitations. La division sexuée du travail reste encore la norme, entraînant un sous-investissement des garçons dans l’apprentissage de la comptabilité et de la gestion, et inversement chez les filles.

L’analyse des cas d’agriculteurs en difficulté montre que le décès d’une mère ou le départ d’une épouse laisse un mari ou un fils désemparé face à ces tâches encore stéréotypées féminines. Enfin, comme nous en faisions l’hypothèse, ce n’est pas forcément un cédant soumis à l’impossibilité de transmettre son patrimoine qui met fin à ses jours ou tente de le faire, mais plutôt son successeur qui, dans le cas du décès du père, n’a pas réussi à prendre sa place et qui par manque d’autonomie, peut se retrouver dans une situation à risque.

Comment la MSA peut s’emparer de ces résultats ?

Ces constats permettent de saisir des signes de fragilité présents dans les discours des élèves dès la période de socialisation scolaire. Les organismes de formation ont un rôle à jouer dans l’évolution de la définition du métier d’éleveur, en insistant sur l’importance des savoirs gestionnaires et le changement nécessaire des rapports sociaux de sexe.

L’analyse des situations de Solidarité Paysans montre un effondrement tel un château de cartes qui tombent les unes après les autres. Le désintérêt des éleveurs pour leurs bêtes, les problèmes sanitaires, le décès d’un parent, les relations familiales conflictuelles, l’isolement sont autant d’indices qui, s’ils sont repérés, permettraient d’anticiper les situations de mal-être avant d’assister au geste fatal. Dans les lycées agricoles, il pourrait être intéressant de s’appuyer sur les enseignements socioculturels afin d’aborder toutes ces questions.

Enfin, on doit porter une attention particulière aux agriculteurs en difficulté en privilégiant le contact direct avec cette population, plutôt que de procéder par des courriers répétés qui s’empilent sur les tables de cuisine sans être lus, produisant ainsi l’effet contraire à ce qui est attendu. Cette pratique, vécu comme un harcèlement, ne fait que raviver leur sentiment d’exclusion de la profession agricole.

Parutions

Les Maux de la terre. Regards croisés sur la santé au travail en agriculture, D. Jacques-Jouvenot, JJ. Laplante, éd. de L’aube, 2009

Malaise en agriculture. Une approche interdisciplinaire des politiques agricoles : France-Québec-Suisse, Y. Droz, D. Jacques-Jouvenot, G. Lafleur, V. Mieville-Ott, Paris, Kartala, 2014

• « Une hypothèse inattendue à propos du suicide des éleveurs : leur rapport aux savoirs professionnels », Études rurales n° 193, 2014

Photo d’ouverture : © Gilles Arroyo/CCMSA Image