« Je voudrais partir en vacances »

« Traite du soir cette semaine : Patricia. Le matin, ce sera moi. Réunion Cuma et MSA : Patricia. Ramassage du bois : Patricia… » Claude, agriculteur associé avec sa femme Sylvie, sa fille Sophie et son ancienne salariée Patricia, distribue le travail pour faire tourner l’exploitation.

Les quatre associés se trouvent dans la cuisine de la maison familiale. « Eh ! Je ne peux pas tout faire, je n’ai que deux mains et je ne peux pas être partout », réagit Patricia, qui profite aussi de la réunion pour aborder un sujet qui lui tient à cœur : « Tant qu’on est dans les plannings, je voudrais partir en vacances avec mes enfants et mon conjoint ». Rires et réaction immédiate chez Claude et Sylvie : « Nous, ça fait quatre ans et demi qu’on n’a pas pris de vacances ». « Vous peut-être, réplique-t-elle sans se démonter, mais vous êtes en famille, moi, je veux profiter de mes enfants et de mon mari. Et puis, j’avais bien des vacances avant. » L’échange tourne un peu au vinaigre… Patricia a la nette impression de se faire avoir, de ne pas être entendue, ni considérée.

Nous sommes à Villedieu-les-Poêles, dans la Manche, département où l’installation sous forme sociétaire se développe. Si la solution peut procurer des avantages en termes de mise en commun d’équipements, cheptel, compétences, de partage des responsabilités, de conditions de travail, d’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, elle peut également générer des tensions voire des conflits susceptibles d’entraver, sur la durée, la réussite de l’exploitation.

Le public influe sur l’épilogue

C’est l’une des trois situations qu’ont voulu mettre en scène les élus du canton de Villedieu-les-Poêles, lors d’une soirée de théâtre-forum sur la communication en milieu agricole qu’ils ont organisée avec Vincent Posé, comédien basé à Saint-Lô, fondateur de Com’une impro (voir son témoignage).

Sophie Leménager, présidente de l’échelon local de Villedieu-les-Poêles (Manche), et son équipe accueillent le public pour une soirée de théâtre-forum.

Y étaient conviés, à l’invitation de la MSA Côtes normandes, les agriculteurs du territoire et les salariés intervenant sur les exploitations. Un débat théâtral destiné à faire émerger des réflexions et des solutions autour de cette thématique sensible des relations humaines.

Comment Patricia peut-elle sortir de cette situation ? Dans le public, des mains se lèvent, des spectateurs encouragés par Stéphanie, comédienne animant la soirée, prennent la parole pour rejouer la scène d’une façon différente. Propositions dans la salle : l’un souligne que la réunion doit se tenir dans un endroit neutre – le bureau de l’exploitation – et pas dans la cuisine de la maison familiale, un autre précise que Claude ne doit pas imposer le planning mais demander l’avis de ses partenaires pour vraiment « associer ses associés », un autre encore prend la place de Patricia pour influer sur l’épilogue de la scène.

Principes du théâtre-forum : le public peut intervenir pour modifier le cours de l’histoire et apporter des solutions pour sortir de l’impasse. Divers scenarii sont proposés pour sortir des situations conflictuelles exposées.

Les réponses se construisent et on ne doute pas que, finalement, Patricia finira par être écoutée et pourra bénéficier de vacances en famille, sans que le climat collectif en pâtisse.

Développer ses compétences relationnelles

« Depuis le début de notre mandat, nous travaillons sur le thème de la communication, explique Sophie Leménager, présidente de l’échelon local. On communique tous les jours, aussi bien au travail qu’à la maison : avec ses associés, son conjoint, ses enfants, ses parents mais on n’apprend nulle part à le faire, à se faire comprendre, à s’écouter. » Un constat partagé par toute l’équipe de l’échelon local.

C’est pourquoi, Virginie Féron-Lecocq, animatrice territoriale, a proposé aux élus, dans un premier temps, une formation sur ce thème (voir son témoignage), qu’elle a co-animée avec Yves Bailly, médiateur à la chambre d’agriculture de la Manche et à laquelle elle a associé Christophe Leroux, travailleur social MSA du secteur. Un jour et demi pour se familiariser avec les bases de la communication interpersonnelle, l’influence des gestes, l’importance de la voix, des postures, de l’écoute, la gestion des conflits… et développer ses compétences relationnelles.

Désireuse d’aller plus loin, l’équipe, très soudée, a décidé d’organiser cette soirée de débat théâtral pour « favoriser les échanges constructifs avec le public ». Quelques séances de travail plus tard, avec l’appui de Vincent Posé, certains des élus ont vaincu leur appréhension et se retrouvent même sur scène avec les comédiens pour interpréter ces saynètes inspirées du quotidien.

Que faire quand un conflit durable s’installe ?

Trois scènes sont jouées. La première met en scène Mélanie et Denis, exploitants, et leur fils Fabien lors du repas dominical. Celui-ci annonce que la désileuse est tombée en panne. Il aimerait aborder l’idée d’une adhésion à la Cuma pour pouvoir utiliser du matériel en commun. Denis n’est pas d’accord, n’écoute pas les arguments de son fils et fait montre d’autorité. Au désespoir de Mélanie – qui veut éviter le conflit –, le repas s’envenime…

Outre le conflit entre associés, sont également mises en lumière les difficultés de communication au sein d’une famille lors d’un repas dominical ou entre un agriculteur débordé et le vacher de remplacement qu’il a embauché, sans toutefois lui fournir les informations pour mener à bien les tâches confiées. Pour chaque situation, le public interrompt, réagit, suggère afin d’éviter que la situation ne s’envenime. Mais, parfois, la tension peut monter trop fortement, et le conflit, durable, s’installe. Que faire alors ?

C’est avec la prise de parole d’Yves Bailly, médiateur à la chambre d’agriculture de la Manche que se clôture la soirée. Venu présenter son activité, il souligne que son objectif est « surtout de travailler sur le côté préventif, d’informer en amont – comme ce qui est fait à l’occasion de cette soirée – sur l’importance de la communication au sein des sociétés. »

Des règles à fixer

Dans la Manche, beaucoup d’agriculteurs gèrent un élevage laitier « soumis à des contraintes fortes en termes de travail, ce qui les incite à se regrouper – par exemple s’ils veulent éviter d’avoir à effectuer seuls la traite tous les jours, matin et soir, 365 jours par an, s’ils aspirent à prendre des vacances… Mais, en cas d’association, il y a des règles de fonctionnement à fixer, à mettre en place, à partager et à respecter. »

Avant, le dialogue est nécessaire pour envisager les différents aspects du travail en commun : organisation et fonctionnement, questions financières, temps d’échanges formalisés, lieu pour les réunions…  « Ce sont des aspects sur lesquels on n’est pas formé quand on fait des études agricoles. Celles-ci sont plutôt basées sur la technique, la production, l’économie. Tout ce qui touche au relationnel est très peu présent dans les programmes. »

Yves Bailly insiste sur cette relation humaine et l’importance de la communication en amont. « Si des tensions surgissent, il faut les faire sortir, en discuter. Elles peuvent apparaître en raison de personnalités très différentes, de projets non partagés, de prises de congé non respectées, de personne dominante sur l’exploitation… Et, plus la situation a pourri, plus elle est compliquée à démêler. Quand on attend trop, dans certains cas, les agriculteurs ne sont même plus capables de se prendre en main. Et ce, d’autant plus que les tensions se trouvent exacerbées lorsque la situation est financièrement dégradée. »

« Un compromis sans perdant »

L’appel à un médiateur peut permettre de renouer la communication : « Celui-ci n’est pas un juge qui écoute et tranche, il ne prend pas parti et a une parfaite neutralité. Il fait en sorte que les personnes reprennent le dialogue, les aide à réfléchir afin qu’elles trouvent elles-mêmes leurs solutions, qu’elles envisagent un compromis sans perdant ».

L’idéal est de ne pas en arriver là – « mon objectif est de ne plus faire de médiation », précise Yves Bailly – mais les participants à la soirée ont ainsi de nombreuses cartes en main pour envisager une communication adaptée aux situations auxquelles ils peuvent être confrontés.

Et ceux qui le souhaitent peuvent même suggérer des actions dans le prolongement de ce débat théâtral – pourquoi pas des formations ou des ateliers ? Les élus et la MSA Côtes normandes sont bien sûr à leur écoute !