Vendredi 6 juin, à 18 heures, la cour de la ferme en production maraîchère Le Logis du Mortier se remplit peu à peu de monde. Les clients venus en famille défilent dans le magasin de vente directe et ressortent les bras chargés de victuailles. Ils vont occuper les longues tables en bois disposées un peu partout pour accueillir le public.

Devant la boutique, un tableau noir annonce le menu de la soirée composé avec des produits du terroir et leurs tarifs. Une planche apéro combine viandes et fromages issus des producteurs des environs. Les Fermiers gastronomes, la Maison Tiphonnet, les Conserves du Logis, la Bulle de Chèvre, la Gouliche… les noms ressemblent à un programme de voyage culinaire.
Spectacle culinaire
Quatre braséros, à la limite des champs de vigne, commencent à lancer leurs flammes vers le ciel telle une invitation au jeu des grillades. De loin, les voitures affluent. Près de 300 convives sont attendus pour le spectacle théâtral. Peu à peu, c’est l’effervescence comme entraînée par la musique dansante diffusée par les haut-parleurs. Une ambiance festive s’installe. L’organisation est aux petits oignons.

« C’est un honneur qui nous est fait », déclare Alain Lucas, le maître des lieux, heureux d’accueillir au sein de son exploitation une troupe de théâtre composée d’agriculteurs de la Charente.
« À l’initiative de la MSA des Charentes et de son service social qui m’en ont fait la demande, je suis sorti des sentiers battus de mon métier pour proposer des prestations nouvelles, c’est-à-dire un service de restauration intégrant une buvette et la possibilité d’acheter des produits locaux sur place. »
Premier acte d’un événement pas comme les autres dans ce lieu isolé : la ripaille assurée par Le Logis du Mortier.
Le monde agricole mis en scène
À 20h30, place à la représentation de Venez on sème, donnée au beau milieu de la cour, devant des spectateurs disposés en rang d’oignons. C’est le moment de partir à la rencontre d’agriculteurs et travailleuses sociales qui ont décidé de préparer une manifestation. La trame sert de prétexte pour passer en revue les histoires ou les tracas des personnages.
Que ceux-ci s’énoncent sur le mode de l’humour ou du sérieux, ils sont empreints d’émotion, étant tous frappés du sceau de la sincérité. La pièce a été montée sur la base des textes que les comédiens en herbe ont produits eux-mêmes au cours de cinq journées entières d’ateliers d’écriture. Les témoignages sont autobiographiques.

Frédéric Brilhac, éleveur de moutons à Oradour-Fanais, fait partie de la distribution. « Les animatrices sociales de la MSA m’ont demandé de prendre part à un atelier de théâtre en septembre. On a participé à un jeu d’écriture pendant 3 à 4 mois et en janvier, on a mis en scène nos écrits. Je suis content parce qu’on a repris l’intégralité de mon texte. On était dix agriculteurs à raconter ce que l’on faisait. »
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Souffrances d’agriculteurs
Lui, ce dont il a envie de parler, c’est de la transmission. Il est seul de la famille à avoir continué la vente d’ovins sur les terres confolentaises, une tradition qui perdure depuis trois générations. Il n’a pas d’enfant et ne compte plus sur ses proches pour assurer la relève.
Ses deux frères et neveux poursuivent leur vie ailleurs que dans l’agriculture. « Je veux que mon travail et celui de mes grands-parents soient reconnus et pérennisés », confie-t-il.
Frédéric Brilhac, éleveur de moutons à Oradour-Fanais, dans le rôle d’un clown blanc :
« On n’est que des comédiens amateurs. Il y aura peut-être des retouches à faire dans notre jeu mais peu importe, on essaie de vivre intensément le moment. »

Il ne se résout pas à voir partir en fumée son activité qu’il peaufine depuis quarante ans, incapable d’envisager qu’il ne subsistera rien des efforts passés à bichonner son troupeau 365 jours sur 365. Aujourd’hui, Frédéric Brilhac est prêt à transmettre sa ferme à un repreneur hors cadre familial. L’urgence est de dénicher cette perle rare.
Les affres de la transmission
À 62 ans, à quelques mois de la retraite, ce professionnel ne peut accepter un tel baisser de rideau sur sa vie agricole et l’histoire familiale. Pour lui, les jours défilent au rythme d’un suspense suffocant : trouvera-t-il quelqu’un qui acceptera de reprendre son élevage ? Frédéric monte sur les planches pour parler de cette angoisse. Mais sur scène, ce n’est pas lui qui tient ce discours : un autre collègue joue son texte et endosse cette douleur.
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Les gestes sont à peine compréhensibles. Mais ils décrivent une routine. Le jeu du pitre qui ne fait pas rire montre un tête-à-tête silencieux avec lui-même. Sa routine se limite à ce triste soliloque et la musique en contrepoint semble le souligner. Une profonde solitude se dégage de la scène. L’isolement est parfaitement représenté.
L’idée du projet théâtral est aussi d’amener les participants à sortir de leur rôle ou métier pour expérimenter une autre vie que la leur. Ainsi Frédéric joue-t-il un clown blanc qui fait de la pantomime. On ne sait quelle activité agricole il mime.

Au fil de la pièce, les blessures, révoltes et colères des agriculteurs se laissent voir dans des situations banales de la vie quotidienne. L’exemple d’une éleveuse canine et féline confrontée « à une consommatrice » en quête d’un chaton qui coche toutes les cases que son imagination improvise l’illustre. Le personnage de la cliente indécise qui appelle à des heures indues au point de faire vivre à l’éleveuse le calvaire de ses hésitations est caricatural à souhait.
Conflit de voisinage entre agriculteurs et néo-ruraux
Le spectacle assume son parti pris de pamphlet et brocarde les indélicatesses de tous ceux qui ne connaissent rien au monde agricole et l’invectivent à coups d’anathèmes. La séquence burlesque du procès qui oppose une agricultrice débordée à des néo-ruraux est un morceau de bravoure.
Les néo-ruraux dénoncent les nuisances sonores et olfactives qui rompent leur confort. Ils ne supportent ni le chant du coq ni le passage du tracteur qui transporte du fumier. Dans ce décor champêtre, la satire est aussi bien réjouissante que drôle. Le public en a eu mal aux zygomatiques.
Des animatrices sociales engagées
Le projet de monter une pièce de théâtre avec des agriculteurs est né de la volonté d’agir autrement sur le milieu agricole et d’utiliser l’art du théâtre pour le valoriser.
« C’est le meilleur support », avance Magalie Roucheyrolle, assistante sociale. Charlotte Iaïchouchen, animatrice sociale, détaille la genèse de l’initiative : « Nous avons formé un groupe. Le projet a débuté en mars 2024. Ensemble, nous avons rédigé nos textes de A à Z, accompagnés par la compagnie Théâtre en action. Ensuite, nous les avons répétés. L’idée était de ne pas jouer nos fonctions. »
La compagnie a aidé la troupe amatrice à prendre confiance. « Sans elle, rien n’aurait été possible. Nous, nous sommes avant tout travailleuses sociales », indique Magalie, fière avec sa collègue de montrer le travail social sous un nouvel angle.