« Le combat continue. » C’est le mot de fin du documen­taire de 50 minutes de Delphine Prunault, réalisé en 2021, qui plonge le spectateur dans la lente avancée de la conquête des droits des agricultrices. Un voyage géographique d’abord qui ­l’emmè­ne sur les routes de France, au cœur des territoires ruraux, à la rencontre des pionnières de cette longue épopée, pour en recueillir le précieux témoignage. Une traversée dans le temps qui offre des embardées dans le présent, avec le portrait de la jeune ­génération, incarnée par des cheffes d’exploi­tation qui, aujourd’hui, riches de l’héritage légué par les anciennes, reprennent avec vaillance le flambeau de cette lutte commencée il y a près d’un siècle.

Les anciennes ont pour visage Denise, la grand-mère de la réalisatrice « au sourire discret et à la voix tendre », qui s’est échinée, toute sa vie, sans « statut », à l’ombre de son mari, s’activant à ses côtés au travail de la terre et à ­l’élevage des vaches « dans la clandestinité sociale ». Elle finira ses jours dans sa ferme, à Ercé-en-Lamée ­(Ille-et-Vilaine), le corps cabossé par les années de labeurs, avec une pension de retraite si maigre qu’elle doit calculer au plus près ses dépenses. « C’était ardu d’en vivre », se souvient la réalisatrice. L’absence de reconnaissance de cette ­fonction dure jusqu’en 1988, année de l’entrée en vigueur du premier statut d’agricultrice.

Les combattantes de la première heure

À côté de ces travailleuses de l’ombre, silencieuses sur leur sort, vivant isolées dans les campagnes, d’autres se sont soulevées à leur niveau et dans leur village, aidées par un mari aimant, par des associations de femmes, syndicales ou confessionnelles, comme La Jeunesse catholique agricole (JAC), qui a joué un rôle émancipateur pour les jeunes filles.

À Horsarrieu, dans les Landes, Delphine Prunault retrouve les traces de l’une d’elles, une combattante de la première heure, de la génération de sa grand-mère : Michou Marcusse, 91 ans, née en 1931. Elle s’est débarrassée petit à petit des entraves qui l’empêchent d’être heureuse, à commencer par la cohabitation, une triste tradition qui oblige les brus à vivre sous le même le toit que les beaux-parents, privées d’intimité, d’autonomie et corvéable à merci. Ce fléau, Michou ­Marcusse le subit les quatre premières années de son mariage. Grâce à la JAC, elle s’extirpe de « ce purgatoire » pour convoler en justes noces avec son mari, dans la métairie familiale laissée à l’abandon, à quelques mètres de là. Dans ce « paradis plein de rats et de souris », selon ses mots, commence la lune de miel.

Contre cette société conservatrice se déploie la lutte en faveur de la reconnaissance du travail des femmes dans les exploitations. La bouillonnante Michou Marcusse y prend part activement. Dans le film, elle raconte une scène édifiante qui l’oppose au recenseur, venu tout consigner : poulets, matériel, équipement… L’inventaire achevé, il l’interpelle : « Et vous ? Je mets : “Sans travail”. Vous n’avez pas de métier. » Le choc. « Comment ? Agricultrice, ce n’est pas un métier ? Moi je ne mettrais pas “Sans” métier, le corrige-t-elle. Je mettrais : “Cent”. Je suis mère de famille, je soigne les poulets, je travaille à la mine… » La liste met à nu la brutalité de la sentence de l’agent. Elle donne la mesure du courage qu’il a fallu à ces vétéranes pour tenir tête à leur époque et faire valoir vaille que vaille leur rôle au sein de la profession, injustement invisibilisé.

Le syndicalisme comme tremplin à la causse

Le syndicalisme va servir de tremplin à la cause. Grâce à son mari, Michou intègre la FNSEA pour faire entendre la voix des sans-noms. Elle s’active aussi au sein de la JAC avec d’autres : formation à la finance, voyage d’études… Apprendre et se former sont ses mots d’ordre pour poser les fondations de la libération. « J’étais ravie quand la TVA est arrivée, ­sourit-elle malicieusement, parce qu’on avait initié à fond les femmes à la comptabilité. »

En Loire-Atlantique, Marie-Paule Méchineau, adolescente, fille de paysans, ne rêve que de « partir », après avoir vu sa mère se tuer à la tâche. Elle se lance dans de grandes études, ce qui est rare pour son milieu. Mais Mai 68 bouleverse sa vie. « On a soulevé le couvercle de la marmite. On pouvait changer les choses », raconte-t-elle, enthousiaste. Elle s’engage alors dans la défense des petits paysans aux côtés de Bernard Lambert, fondateur du mouvement des Paysans travailleurs, la future Confédération paysanne.

Un parcours d’obstacles

Le portrait des trois militantes paysannes vivant à La Ferrière (Vendée) propose une autre facette de la lutte. Monique Preau, ex-ouvrière, Bernadette Preau, sa belle-sœur, et Marie-Hélène Tanguy partent à la conquête de leur autonomie financière. Les deux premières, installées avec leur mari en production de moutons, obtiennent d’eux l’égalité de statut. Une victoire et une fierté. Marie-Hélène, elle, devient son propre patron. Son témoignage est poignant. « Un jour, mon voisin me dit : “On n’aurait jamais cru que tu y arriverais.” Des phrases comme ça c’est violent. Il m’a regardée faire, m’échiner à tout. Il m’a vue sangloter et ne pas y arriver parfois… Et j’y suis parvenue quand même. Mais, avoue-t-elle, j’ai braillé, braillé. Cela veut dire : j’ai beaucoup pleuré. » La réussite n’a pas effacé les blessures.

« Les femmes veulent une parité de vie avec ce qu’elles auraient pu trouver ailleurs. » La déclaration est ­d’Anne-­Marie Crolais, éleveuse de porcs à Saint-Alban, en Côtes-d’Armor, autrice du livre L’Agricultrice, un récit auto­bio­graphique, paru aux éditions Ramsay en 1982. En 1976, à 25 ans, elle est l’une des premières femmes à être élue présidente du Centre des jeunes agriculteurs de son ­département, qui deviendra les Jeunes agriculteurs. Le titre même de sa publication heurte, à voir l’extrait de l’émission de télé culte de France 2, Apostrophes, animée par Bernard Pivot, le pape de la culture dans les années 1980.

En février 1982, il la reçoit aux côtés d’autres invitées : une chirurgienne, une ­chercheuse, une pilote de ligne. Le magazine littéraire fête par anticipation la première Journée internationale des droits des femmes, organisée ce 8 mars en France. « Agri­cultrice, c’est toujours difficile à dire, agriculteur, ça va mieux », lui lance-t-il. La séquence est ahurissante de machisme. L’animateur s’étonne de la voir assurer trois fonctions à la fois : épouse et mère de famille, agricultrice et militante syndicale. « Beaucoup mènent de nombreuses vies à la fois », lui rappelle-t-elle. « Il faut une sacrée santé pour mener une triple vie », s’ébahit-il. Elle balaie l’attitude d’un trait d’humour, un brin moqueur : « Je suis robuste. » Á propos de sa participation à cette émission, elle confie à la réalisatrice qu’elle y était allée la boule au ventre parce qu’elle n’avait pas fait d’études et qu’elle tenait à représenter dignement les agricultrices, convaincue que le métier est noble en dépit de tous les clichés dont il pâtit.

Dates clés de mise en place d’un statut

1920. Droit des femmes à adhérer à un syndicat sans l’autorisation de leur mari.

1933. Lancement de la branche féminine de la Jeunesse agricole catholique (JAC)

1980. Création du statut de coexploitante permettant à la conjointe d’obtenir des droits dans la gestion de l’exploitation.

10 juillet 1982. La loi modifie les dispositions du code civil relatives au contrat de société. Les conjointes d’agriculteurs ont le droit d’être associées à part entière dans les sociétés agricoles constituées à partir des exploitations familiales. Elles peuvent acquérir un statut de cheffe d’exploitation au même titre que les hommes.

1985. Les Entreprises agricoles à responsabilité limitée (EARL) sont créées. Les époux peuvent constituer une société et en être les seuls associés.

1999. La loi d’orientation agricole donne le jour au statut de conjoint collaborateur.

2005. La loi étend au 1er janvier 2006 le statut de conjoint collaborateur aux pacsés et aux concubins. La condition d’autorisation de l’époux est supprimée. L’obligation est faite au conjoint du chef d’exploitation exerçant une activité sur l’exploitation de choisir un statut parmi : collaborateur du chef d’exploitation ou d’entreprise agricole, salariée de l’exploitation, cheffe d’exploitation ou d’entreprise.

2010. Possibilité de créer des GAEC entre conjoints.

La bataille du congé maternité

La question du statut dans l’impasse, Marie-Paule Méchineau et le groupe de femmes de son mouvement choisissent de mettre le paquet sur l’obtention d’un vrai congé maternité. « Je me suis dit : si on le décroche, ­raconte-­t-elle, cela veut dire qu’on reconnaît le travail des femmes. ­Derrière, il faudra nous donner un statut, que nous ayons une carte de protection sociale, notre propre numéro de MSA, les mêmes droits que les hommes. » En 1986, elles décrochent huit semaines de congé maternité mais elles savent que les salariées en ont le double depuis six ans déjà. Elles attendront 33 ans, en 2019, pour assister à un alignement. Reste que la stratégie est payante pour le statut. En 1988, elles sortent juridiquement de la clandestinité sociale. Elles peuvent devenir coexploitante avec leur mari et porter le titre de cheffe d’exploitation ou d’agricultrice.

« Il y a vingt ou trente ans, une femme n’aurait pas pu être présidente de la FNSEA », soutient Christiane Lambert, à la tête de ce syndicat depuis 2017. Elle a conscience de son rôle par rapport à la cause. Elle sait le parcours ­d’obstacles qui attend toute femme désireuse de prendre des postes de responsabilité. « Il faut avoir la santé, le conjoint qui partage les tâches, tenir sa place sur l’exploitation, être reconnue par ses pairs, être élue. C’est vrai au féminin et au masculin, mais c’est plus compliqué pour certaines femmes. Il y en a qui ont capitulé. »

Rêver malgré tout

Les jeunes pousses savent ce qui les attend et viennent dans la profession par passion, déterminées à s’en sortir. Elles y arrivent lorsqu’elles dirigent l’exploitation en couple, à égalité totale de droits avec leurs maris, ce que permet, depuis 2010 seulement, le groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec), une société civile. Telle est la trajectoire de Cécile de Saint-Jan, première femme à en bénéficier en Côtes-d’Armor en 2011, à la tête avec son mari d’un élevage laitier à Saint-Vran. « Si on revient soixante ans en arrière, ­raconte-t-elle, lucide sur sa situation, je ne suis pas sûre que ma grand-mère aurait eu l’autorisation de s’asseoir à table et de la ramener sur les décisions qu’il fallait prendre en matière de mise en culture ou de vente du bétail. Je suis arrivée en terrain conquis. »

Découvrez notre article sur  Il est où le patron ? Chroniques de paysannes, une bande-dessinée écrites par de jeunes agricultrices qui raconte pourquoi le combat continue et rappelle aux femmes qu’elles ont le devoir de se serrer les coudes sur cette question.

Mais les difficultés persistent lorsque la conduite de l’exploita­­tion se fait seule, avec en plus des enfants à charge. Nadège Herbel, vigneronne à Saint-Lambert-de-Lattey ­(Maine-et-Loire), qui a repris seule le domaine en 2019 après la séparation d’avec son mari, n’y coupe pas. Elle tente de confectionner son vin tant bien que mal. En 2020, elle veut créer sa propre société de négoce et sollicite un prêt bancaire. Au troisième refus, elle exige des explications. Elle s’entend dire par sa conseillère : « Ce ne sont pas les résultats qui bloquent. C’est le côté femme seule avec trois enfants. » L’aveu la met en colère, elle dont les bouteilles de vin se vendent comme des petits pains. Signe que l’activité est à ses yeux un choix de vie qui l’engage tout entière, elle a appelé son vin : « Rêver ». Á la tête de son vignoble, elle s’octroie cette liberté.

© Photos personnelles Marie-Hélène Tanguy.