Quand certains se limitent à 64 cases et 32 pièces, Bastien, lui, joue aux échecs sur le flanc des montagnes. Son échiquier, ce sont les champs de pâture. Ses pièces, des brebis, des vaches et quelques chèvres qui appartiennent à six éleveurs réunis dans un groupement pastoral. Dans ses parties grandeur nature, il n’a pas d’adversaire. Le Kasparov des alpages n’affronte pas, il compose chaque matin avec de nombreux paramètres.

Bastien, 33 ans, est tombé amoureux des alpages du massif du Taillefer.

La règle du jeu

D’abord, la végétation : « L’idée est de suivre son évolution en fonction de son stade de développement. On attaque en fond de vallée quand l’herbe est bonne et on monte progressivement. Une fois qu’elles ont brouté en remontant, on redescend parce que l’herbe a repoussé en bas ». Ensuite, la météo : « Les brebis n’aiment pas l’herbe mouillée donc on adapte notre parcours en fonction de la météo, des chaleurs, des zones d’ombre, du vent. »

Tout cela sans compter les 1 200 pièces, éléments essentiels de sa stratégie, dont il a la garde et qui ne sont pas faites de bois. Elles se meuvent, ou pas, d’elles-mêmes : « Quand il fait frais, ça ne sert à rien de les lâcher avant 8 heures, elles ne bougent pas. Par contre, quand il va faire chaud, elles le savent, elles partent au petit matin ».

Avec Bastien, tout est dans le bâton planté, et la voix.


Et qui dit différentes races, dit différents tempos : « La Rouge est une brebis qui aime bien marcher en mangeant, la Préalpes a la réputation de beaucoup marcher mais, au final, les nôtres ne bougent pas. Parmi la trentaine de brebis, achetées un mois avant l’estive, il y en a entre cinq et neuf qui, si je ne les veille pas, se cachent ou partent à l’opposé. Il faut anticiper les déplacements en fonction de la réaction de chaque race ».
Tout cela exige un sérieux sens de l’observation, un certain goût de l’effort et une sacrée expérience.

La voie de l’expérience

Bastien en a engrangé pendant sept ans avant cette saison. « J’ai commencé en chèvres laitières, il y a huit ans. C’est là qu’on m’a appris à mener un troupeau. J’ai mis le doigt dans l’engrenage : travailler avec les bêtes, les suivre, les soigner. Puis, un poste de berger s’est libéré pour un mois. J’ai pris un troupeau de 1 600 Mérinos d’Arles. On m’a prêté deux chiens et là ! La révélation. »

Le métier de berger n’est pas mort. Il continue d’attirer des personnes éprises de liberté, de nature et de grands espaces.


Ce changement de voie permet aussi à l’ancien cuisinier de métier de croiser la route de Mélodie au détour d’une annonce pour un poste d’aide berger. Sa première estive, Mélodie l’a faite ici dans le massif du Taillefer. Bastien l’a rejointe l’année d’après.

Ensemble, dans la vie comme au travail, ils « pratiquent la montagne », apprennent de leurs bêtes : « C’est à force de se faire avoir qu’on apprend à se placer, à envoyer les chiens, à économiser le troupeau, à le mener, à connaître les endroits où les brebis peuvent se blesser, les quartiers qu’elles préfèrent. Un dicton dit : la première année tu cours, la deuxième, tu marches, la troisième, tu regardes. »

De gauche à droite : le berger (Bastien), la bergère (Mélodie) et l’éleveur (Cédric).


« Clairement, c’est ça. Cette année, c’est champagne et caviar. On peut les emmener où on veut, elles ont confiance. Parfois je reviens une demi-heure avant elles. Vers 20 h 30, quand je vois les premières redescendre, je mets deux coups de sifflet et les autres arrivent, parce que l’on se connaît. Elles savent que si je siffle trois fois, elles vont se prendre les chiens.

C’est un plaisir, on garde quasiment au bâton planté : on se met à un endroit et tout se fait à la voix, dans le calme. C’est très important car plus on avance dans la saison d’alpage, plus il y a des brebis pleines. Il faut faire attention aux coups de stress, aux chiens, qu’elles ne manquent ni d’eau, ni d’herbe pour qu’elles aient un bon système lactique, pas de fausse couche… »

L’amour dure (depuis) trois ans

C’est à 1 078 mètres, au-dessus du village de Lavaldens, que se trouve la terre promise du berger.


Pour ce nomade invétéré qui a du mal à se sédentariser, passer trois années au même endroit était impensable. « C’est la première fois que ça m’arrive. Nous sommes tombés amoureux de la vallée et nous ne sommes jamais repartis. On n’est pas du pays mais on est chez nous. Voir le cycle entier de la végétation, des brebis… C’est quelque chose qui a du sens pour moi aujourd’hui. Et puis nous avons rencontré Cédric !

Sur les 1 200 brebis que compte le troupeau, 300 appartiennent à cet éleveur. Il est l’un des six membres du groupement pastoral. « Ça fait cinq ans que l’on embauche deux bergers, explique celui-ci. C’est en grande partie lié au loup mais aussi à la réglementation. C’est devenu une denrée tellement rare les bons bergers que, quand on en a un, il faut le garder. »

Le métier est en tension. Pour Bruno Caraguel, directeur de la fédération des alpages de l’Isère, l’effort de formation est insuffisant. Une quinzaine de bergers par an sortent des trois centres de formation professionnelle et de promotion agricole de la région, là où il en faudrait le double.

Juliette, bergère d’appui

L’Isère compte 176 alpages sur près de 80 000 hectares. Les troupeaux de brebis ou de vaches qui paissent dans les estives sont gardés par un peu plus de 130 bergers salariés qui, contrairement à Fabien et Mélodie, sont souvent seuls pour accomplir leur tâche.

Avec un métier en tension, il est difficile de trouver une solution de remplacement lorsque l’un d’eux se blesse, est malade, renonce, fait face à un surcroît de travail ou subi une pression ou une attaque du loup.

Cette année, pour soutenir les éleveurs et les bergers, le dispositif expérimental « berger d’appui » est mis en place par la fédération des alpages de l’Isère (FAI) et Agri Emploi 38, à l’initiative du Département, avec son soutien financier celui de la MSA. Et c’est une bergère, Juliette Fortunier, qui a été recrutée. Elle vient en soutien sur des missions courtes, en priorité en anticipation et si nécessaire en urgence sur les alpages et zones pastorales de toute l’Isère.

 « Elle a un niveau bac + 5, a été stagiaire et salariée ici dans les alpages avec plus de sept ans d’expérience de bergère et une grande capacité d’autonomie », explique Bruno Caraguel.

En faisant appel à la MSA Alpes du Nord pour travailler sur la question de l’évaluation des risques en imaginant les futures situations de travail du berger d’appui, la FAI et Agri Emploi 38 ont élaboré conjointement avec Juliette le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP).

« C’est un gros chantier qui a été salvateur, précise Bruno Caraguel. Cela oblige les employeurs avec leurs salariés à questionner la nature de leurs tâches au travers de la dangerosité ou de la prise de risque. Ça leur permet de structurer le travail ».

Le mouton à cinq pattes

L’éleveur, lui, a trouvé son mouton à cinq pattes. Le courant passe bien entre eux. Bastien, le nouveau sédentaire, lui prête la main depuis trois hivers. « Je suis moniteur pendant la saison de ski. L’hiver, seul, en période d’agnelage c’était : 4 heures à la bergerie, finir à 7 h 30, se changer, monter à la station pour y être à 8h 30, cours de ski de 9 à 17 heures, redescendre, se changer, être à la bergerie de 18 h 30 jusqu’à 21 heures, 7 jours sur 7 », témoigne Cédric. Désormais, l’hiver, quand il est en haut, Bastien est en bas. Il s’occupe de la bergerie.

L’été, seuls les agneaux de l’année ne gagnent pas les alpages. L’hiver, la bergerie est pleine.


« Il y a un côté humain, un climat d’entraide et de bienveillance que j’ai rarement eus », poursuit Bastien. Même son de cloche chez Cédric : « C’est la première fois que j’ai une telle proximité avec un berger ». Si bien qu’ils vont bientôt s’associer dans un groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec).

Cédric Fraux est l’un des employeurs de Bastien. Bientôt ils seront associés.


« Notre projet existe aujourd’hui parce qu’il y a ce rapport, cette confiance, confie-t-il. Je vais quand même diviser en deux l’exploitation familiale, le fruit du travail de mon arrière-grand-père, de mon grand-père et de mon père et lui vendre la moitié. »

Entre eux, ce n’est plus seulement une histoire de berger et d’éleveur. C’est une histoire d’hommes.

Bruno Caraguel, directeur de la fédération des alpages de l’Isère (FAI)

La fédération est une association créée en 1982 à l’initiative des services de l’État. Elle contribue à la définition et à la mise en œuvre des politiques de mise en valeur des espaces pastoraux de l’Isère.

Pour cela, elle lance et coordonne toute action concrète et concertée de nature à développer, consolider, pérenniser les activités pastorales et harmoniser les relations entre propriétaires et utilisateurs des espaces pastoraux.

Récemment, nous avons changé nos statuts. Désormais, nous intégrons les intercommunalités afin d’avoir une action plus ancrée dans les territoires et plus en lien avec ce qu’elles vivent. La question pastorale touche de nombreux sujets : l’eau potable, le multi-usage de la montagne, la difficile relation au chien de protection, mais aussi le culturel.

Aujourd’hui, parmi nos enjeux principaux, nous avons le changement climatique qui entraîne un manque d’eau, de grosses chaleurs. À ce sujet, nous travaillons aussi sur la résilience des exploitations. La question de la prédation est bien sûr très prégnante.

Nous essayons de créer des outils pédagogiques pour sensibiliser les enfants et les familles aux activités pastorales, faciliter le partage de l’espace en montagne et donner du sens aux productions issues d’alpages. C’est le but notamment du festival Pastoralismes et grands espaces de Grenoble.

Il y a 906 loups en France en 2023

Source : Office français de la diversité


Romain Cassagne, conseiller en prévention des risques professionnels à la MSA Alpes du Nord

« La MSA vient en appui de la fédération des alpages de l’Isère. Que ce soit pour prévenir les risques psychosociaux causés par la prédation ou encore pour mettre en place un diagnostic de vulnérabilité sur le territoire de la Matheysine [NDLR : zone de haute montagne regroupant 43 communes], le régime agricole accompagne les éleveurs.

Nous organisons également des formations à la contention quand un troupeau a été affolé ou pour élaborer le document unique d’évaluation des risques professionnels du Berger d’appui », explique Romain Cassagne.

« Le fait que la MSA s’occupe du risque au travail soulève des choses auxquelles nous n’aurions pas pensé, ajoute Bruno Caraguel, directeur de la fédération des alpages de l’Isère. Ce que j’aime dans notre collaboration, c’est que ça nous oblige à nous intéresser à l’humain et à sortir des questions purement techniques ».

La prédation des troupeaux domestiques par les loups est une problématique à laquelle de nombreux éleveurs et bergers doivent faire face. On dénombre environ 450 attaques par an en Isère.

« La question de la prédation augmente considérablement la charge mentale des bergers et des éleveurs. Il faut toujours avoir une longueur d’avance sur le loup », poursuit Bruno Caraguel.

C’est l’idée du dispositif « Berger d’appui » mis en place cette année par la fédération. Par ailleurs, l’association accompagne les alpagistes en leur proposant une permanence pour les demandes de constats de prédation.

Elle met à leur disposition l’outil Maploup qui recense les demandes de constats réalisées depuis le début de l’année par les éleveurs, les données officielles de la prédation depuis 2009 et un outil d’alerte géolocalisé en cas de prédation.