Douze étages, 350 appartements. La résidence Blaise-Pascal est l’une des plus imposantes de la commune de Floirac, qui surplombe les bords de la Garonne en périphérie de Bordeaux. Au rez-de-chaussée, une porte galvanisée entrouverte invite à s’enfoncer sous ce bloc de béton armé.

Dans la descente, un imposant graffiti « La Cave agricole » s’affiche. Nous sommes au bon endroit. Théophile Champagnat vient nous accueillir d’un pas vif, celui d’un agriculteur en pleine récolte… dans une ferme pas comme les autres. Ici, des champignons profitent du manque de lumière et de l’humidité des caves pour pousser.

Des champignons poussant sur un bloc de paille
Dans les caves de Floirac, les champignons se développent dans du substrat composé de paille pasteurisée.

Globe-trotteur, le trentenaire a parcouru bien des continents avant de s’enraciner en Nouvelle-Aquitaine. « J’ai grandi à La Réunion, voyagé et travaillé au Japon ou en Italie, avant de faire des études en Polynésie et aux Pays-Bas. » C’est au pays des tulipes, puis lors d’un stage dans une entreprise parisienne en 2015, qu’il découvre et se passionne pour les cultures d’intérieur, ou « indoor ».

Des souterrains propices aux champignons

Un constat simple le motive à innover dans cette filière. « En Europe, la moitié des espaces souterrains (parkings, caves, entrepôts) ne sont pas utilisés ou mal optimisés, souligne-t-il. Dans un contexte de préservation du foncier agricole et de développement de l’agriculture en ville, ces lieux ont de la valeur. »

Le jeune diplômé en agronomie se met donc à la recherche de sites inoccupés pour mettre en œuvre ses plans : faire pousser des champignons à l’abri de la lumière. « Je me suis rapproché d’un bailleur social bordelais qui m’a proposé d’investir les caves d’un bâtiment pour un loyer modéré. C’est un partenariat gagnant-gagnant, en faveur d’une alimentation locale et de l’essor du quartier. »

En 2019, à Floirac, 3 000 m2 de sous-sol se transforment ainsi, petit à petit, en champignonnière géante. Le début d’une aventure florissante pour celui qui sera le premier en France à décrocher une dotation jeunes agriculteurs1 en milieu urbain. Une installation sans terres et sous terre.

« Pas besoin de chauffer »

Arpentant les méandres de couloirs qu’il connaît par cœur, Théophile Champagnat veille sur ses organismes vivants. Dans cet environnement de travail, beaucoup de paramètres régissent leur culture, la température de fructification étant le facteur principal à prendre en compte.

« L’humidité relative avoisine les 70 %, explique l’entrepreneur. À l’année, il fait constamment entre 15 et 20 °C. Nous n’avons pas besoin de chauffer les lieux car les conduits et systèmes de chauffage de l’immeuble qui traversent les caves dégagent une chaleur suffisante pour la bonne croissance des champignons. »

Les galeries ouvertes permettent également d’assurer une ventilation nécessaire pour éviter la stagnation de l’air et la prolifération de moisissures ou de bactéries inopportunes. Des conditions idéales pour les shiitakes ou pleurotes qui naissent par milliers entre ces murs porteurs.

« Les champignons de Paris se développent dans du substrat composé de paille pasteurisée et ensemencé de mycélium, souligne Tarik Toubal, chef de cultures. Le gobetage consiste ensuite à mettre du terreau avec de la tourbe sur ce substrat pour les faire pousser. » La production est certifiée biologique. La récolte s’élève en moyenne à 500 kg par semaine, toutes variétés confondues. Dans cette région de vignerons, le champignon se fait un nom.

Culture souterraine à part entière, elle nécessite une gestion stricte et un savoir-faire à appréhender. La cueillette s’effectue chaque matin, à partir de 7 heures, tout comme l’entretien. « Cinq personnes s’occupent de ramasser les champignons à la main lorsque les volées2 arrivent à maturité et que les pieds et les chapeaux sont assez gros, résume le myciculteur. Le tout est ensuite trié et conditionné sur place, puis stocké dans une chambre froide avant d’être livré rapidement. »

Champignons au menu des restaurants

La Cave agricole fournit des grossistes (70 % de sa production), notamment via le Marché d’intérêt national (MIN) de Bordeaux, mais réserve une partie de ses précieux mets à des restaurants bordelais, association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), ainsi qu’à travers une application mobile et un service de drive fermier. « Avec ce modèle de culture, il n’y a aucun déchet, note Tarik Toubal. Le compost sert ensuite aux maraîchers et aux jardins. »

La ferme urbaine et souterraine de Théophile Champagnat s’est récemment étendue. Elle a pris ses quartiers dans les parkings de 3 000 m2 d’une autre résidence située non loin de là, à Lormont, une municipalité plus connue pour ses vignes et son château. « Les bailleurs sociaux sont demandeurs du modèle que nous proposons, qui repose sur l’agriculture et la location d’espaces. Nous sommes sollicités par plusieurs villes pour reproduire la démarche. »

Des métropoles comme Paris, Strasbourg et Lyon comptent désormais leurs champignonnières attitrées. Elles ont dorénavant (cham)pignon sur rue.

Un emploi sur le pas de la porte

À Floirac ou Lormont, Théophile Champagnat mise sur l’emploi ultra-local. La Cave agricole emploie des salariés issus des quartiers où elle est implantée. Beaucoup habitent même juste au-dessus des parcs à champignons, comme c’est le cas à la résidence Blaise-Pascal. Une démarche sociale qui va de pair avec son engagement environnemental.

(1) Aide financière (fonds de l’État et de l’Union européenne) accordée à un porteur de projet en agriculture au moment de son installation.
(2) Les champignons poussent par éclosions groupées appelées volées qui se renouvellent tous les 8 à 10 jours.