« Pendant la première partie de ma vie, je n’ai rien fait pour aider : je n’ai pas donné une seule pièce aux personnes sans domicile fixe croisées dans la rue parce que j’étais convaincu que ça partirait dans l’alcool ! »
Militants quotidiens de l’humanité
Ces propos, nous serions nombreux à les endosser, nous autres les militants quotidiens de l’inhumanité, pour citer le groupe de rock français Noir Désir. Et pourtant aujourd’hui, ils sont tenus par un champion de l’insertion, Stéphane Boutin. Un beau jour, l’homme pressé, gérant d’une petite entreprise bordelaise spécialisée dans les études marketing à l’international dans le domaine du paiement électronique, marque le pas.
En 2017, sa volonté de se lancer dans l’entrepreneuriat social rencontre celle d’un collaborateur de sa boîte, Nicolas Chastel. Ce dernier a la fibre agricole : en 2012, après des études en maraîchage, il monte une ferme bio. Il est même à l’origine du premier drive fermier girondin(1).
Les deux compères se rejoignent sur le champ de l’accompagnement des publics éloignés de l’emploi et la lutte contre la grande précarité. Passer de la dématérialisation des échanges monétaires à la matérialisation des rapports humains, c’est pas rien, comme engagement ! L’association Deux bouts voit le jour. Elle accueille depuis mars 2020 des ménages défavorisés. Et non seulement elle leur fournit un emploi mais elle leur dégote également un toit, par le biais de l’intermédiation locative(2) !
C’est ce principe qui prévaut à la ferme Deux bouts. Officiellement inaugurée sans grande pompe mais bottes aux pieds le vendredi 4 février 2022, elle s’étend sur deux hectares à l’ouest de Libourne, sur la commune de Vayres. Elle est située le long de la Dordogne, à l’endroit même où des flots de visiteurs s’agglutinent lors des gros coefficients de marée pour admirer les surfeurs du mascaret, cette fameuse vague de fleuve.
Le lieu a récemment reçu l’agrément atelier chantier d’insertion (ACI), délivré par la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS). Les aides apportées par l’État couvrent la totalité des revenus des salariés en insertion rémunérés par l’association.
Fin juin 2022, 16 personnes sont embauchées et formées au maraîchage agroforestier sur sol vivant certifié agriculture biologique (AB). À la fin de l’été, il est prévu de produire 100 paniers de fruits et légumes pour la vente directe (50 paniers pour deux personnes et 50 paniers pour quatre). L’association adhère au réseau Cocagne, qui rassemble 102 fermes biologiques en insertion par l’activité économique.
Solution locale pour un désordre global
Reconnue par les prescripteurs locaux, Deux bouts accompagne des personnes qui lui sont adressées par les maisons du département des solidarités (MDS), les centres communaux d’action sociale (CCAS), le plan local pour l’insertion et l’emploi (Plie), Pôle emploi, etc. La majeure partie d’entre elles sont issues des environs de Libourne.
Trois parcours personnalisés leur sont proposés, sur une durée maximum de deux ans : un accompagnement et un logement, avec ou sans emploi sur le chantier d’insertion, ou un emploi seul. Le passage par la case Deux bouts garantit aussi de pouvoir bénéficier de certaines formations, comme le certificat d’aptitude à la conduite en sécurité (Caces). En coordination avec les acteurs locaux, la structure s’attache à lever les freins en matière de santé et bien-être, d’alimentation, de gestion financière, de mobilité… La demande est forte : 70 personnes sont sur liste d’attente !
Pour assurer ses missions, l’association s’est dotée, entre autres, d’une accompagnatrice socioprofessionnelle, d’un référent logement, d’un maraîcher, d’un médecin bénévole, d’une coordinatrice et d’une chargée de communication et du mécénat [cf. le site deuxbouts.org].
Sous peu, le recrutement d’un second maraîcher et d’une directrice devrait permettre le déploiement de six antennes sur le département ― après Libourne, dont celle de Saint-André-de-Cubzac ― pouvant accueillir 30 bénéficiaires chacune. Cible visée, à l’issue de l’accompagnement : un logement en nom propre et un contrat à durée déterminée d’un minimum de six mois. Plus un bonus : « Deux bouts développe un réseau communautaire qui s’appuie sur la pair-aidance : chaque aidé qui entre dans le programme s’engage à devenir à son tour un aidant », indique Stéphane Boutin.
Surfer sur la vague inclusive
« Cette année, notre objectif est d’asseoir notre rentabilité avant d’essaimer le concept sur d’autres secteurs. Si nous parvenons à pérenniser notre activité, c’est aussi parce que nous sommes lauréats de l’appel à projets Inclusion & Ruralité. C’est lui qui a sauvé le modèle économique de l’association ! » Le parcours d’accompagnement, sur trois ans, du programme national porté par la MSA comprend notamment un partenariat avec l’incubateur d’entreprise sociale makesense [cf. france.makesense.org], un soutien financier ainsi qu’un « travail en proximité avec les 35 caisses de MSA afin de valoriser les coopérations et l’impact territorial dans une logique de développement social(3) ».
L’association Deux bouts peut donc compter sur Clara Dumont, Gaëlle Martin, conseillères techniques, et Johanna Grandguillot, responsable de l’action sanitaire et sociale de la MSA Gironde, pour continuer de se développer et de dupliquer son modèle.
Sur la ferme, l’activité bat son plein. « Sur les trois cents arbres fruitiers, 200 sont plantés par les élèves des écoles de Vayres. Il nous reste également à forer un puits, mettre en place un système d’irrigation, créer un lieu de vie en remplacement de nos préfabriqués, piquer de 20 000 à 30 000 plants, bâcher 2 000 mètres carrés de serres. »
Sur le terrain, il est prévu de faire pousser une trentaine de variétés de légumes. Et encore, on est loin du compte ! Les deux cofondateurs, Stéphane et Nicolas, bouillonnent de projets : un magasin de vente directe sur site, une épicerie solidaire, une ferme pédagogique, un espace à disposition des associations de la commune, un parking et un lieu de convivialité aménagés en bord de Dordogne pour que la ferme devienne aussi le spot en vogue pour tous les amateurs de la vague. Y’a plus qu’à surfer !
J’ai récupéré 1000 tonnes de matières organiques.
C’est du broyat grossier, considéré comme du déchet, que j’épands pour donner à manger et un logis à la terre de la ferme. Je fais le lien avec l’insertion. Il n’existe pas de déchet humain. D’ailleurs, pour boucler la boucle, des travaux menés dans le cadre du projet de recherche Agrocapi (Inrae, AgroParisTech, école des Ponts) ― un programme sur les systèmes alimentation/excrétion et sur la gestion des urines et matières fécales humaines ― ont mis en évidence qu’après un simple stockage, l’urine humaine peut être utilisée comme engrais agricole. Ici, nous accueillons des personnes qui, parfois, ne savent même pas utiliser un tournevis et qui viennent pour reprendre un rythme. Avec eux, j’essaie d’instaurer une relation horizontale, où tout le monde s’entraide. Parmi eux, il y a des durs qui sortent de prison, par exemple. Mais je pars du principe que quelqu’un qui a connu des désordres, ce n’est pas à vie. Je m’inspire des préceptes de l’éducation populaire et ceux de la psychothérapie institutionnelle de Jean Oury, psychiatre et psychanalyste français. Je mets l’accent sur la dynamique de groupe, l’autonomie, l’émancipation, et c’est l’institution, avec ses cadres théorique et éducatif, qui vient policer les relations humaines.
Fabien Bertrand, référent technique, maraîcher
Nous avons conçu une application de gestion sur-mesure pour les travailleurs sociaux.
Elle les déleste de toute la paperasserie et leur dégage du temps pour l’accompagnement social. Il existe déjà des logiciels développés par des grandes boîtes mais ils coûtent une fortune et ne sont pas personnalisables. Avec notre produit, le suivi au quotidien est facilité : toutes les démarches, tous les actes en faveur de la personne aidée y sont consignés. Il gère les flux des entrées et des sorties dans nos différents parcours d’accompagnement, entre autres. Le module de gestion des logements, accessible sur smartphone, numérise les états des lieux, les baux, les justificatifs de domicile, toutes les transactions financières… et génère automatiquement les demandes de numéro unique départemental de logement social. Un autre module est dédié aux appels à projets : sa comptabilité analytique permet d’établir, pour chaque financeur, un rapport en temps réel sur l’utilisation des fonds versés. Un autre module encore concerne la ferme : aide à la planification des plantations, gestion du stock de matériel, gestion des tâches quotidiennes, etc. Il ne reste plus qu’à commercialiser l’application.
Nicolas Chastel, cofondateur et chef de projet en mécénat de compétences.