Parfois, un simple coup d’œil ne suffit pas et la vigie doit descendre de son mât. Multifactorielle, parfois invisible, la crise suicidaire est une problématique complexe. Sa prévention aussi. Après avoir fait le constat de la prévalence du suicide en Bretagne, et particulièrement en son centre, la MSA d’Armorique est l’une des premières — en 2013 — à avoir organisé un réseau de sentinelles. La MSA Portes de Bretagne la rejoint en 2017. Elles sont aujourd’hui 124 dans toute la région et sont souvent le premier maillon d’une chaîne de dispositifs de prévention complémentaires.
Qui sont-elles ?
Ce sont en premier lieu des bénévoles, anonymes, qui vivent en milieu rural. Leur profil est multiple : élus MSA, salariés ou exploitants, professionnels ou travaillant pour des organisations proches du milieu agricole ou médico-social, en activité ou retraités. Au contact des agriculteurs ou de leurs proches dans leur quotidien, ils peuvent ainsi détecter des personnes en souffrance.
Leurs missions ? Repérer, écouter, évaluer, accompagner et orienter. Avant d’intégrer le réseau, un échange a lieu avec les volontaires afin de s’assurer qu’ils ne sont pas eux-mêmes en souffrance, qu’ils sont aptes à supporter des situations difficiles. Leur disponibilité et leur capacité d’écoute sont aussi prises en compte. Ils suivent ensuite une formation de trois jours sur le repérage de la crise suicidaire donnée par des psychiatres, infirmiers ou psychologues.
Le but est de leur donner des outils pour aller vers les personnes et connaître les structures qui permettent une prise en charge. « C’est un veilleur, on ne lui demande surtout pas de faire du soin ou de les emmener chez le médecin, assure Véronique Maeght-Lenormand, médecin conseiller technique national, référente du plan de prévention contre le suicide de la MSA. Son rôle est de pouvoir détecter une situation à risque, connaître la posture à tenir, la technique d’écoute, d’échange, que dire ou ne pas dire, comment le dire, etc. »
« Après la formation, on a des billes qui nous permettent d’aborder le problème du suicide avec une personne que l’on côtoie et qui partage son mal-être, raconte Stéphanie*, agricultrice et sentinelle dans le Morbihan depuis un an. Mais ce n’est pas évident d’aller chez un inconnu et de rentrer dans sa vie privée. Et puis, il y a des situations, tant qu’on ne les vit pas, on ne se rend pas compte… En début d’année, une personne de chez nous s’est suicidée et, sur le coup, je me suis sentie coupable. J’ai réussi à relativiser par la suite. »
Connaître ses limites et se protéger
Rassurer et soutenir ces sentinelles, c’était aussi le but de cette rencontre régionale organisée par les MSA d’Armorique avec le soutien de la MSA Portes de Bretagne. L’occasion pour ces bénévoles de confronter leurs expériences, leurs interrogations, comme ils le font localement tous les six mois, et d’échanger avec des spécialistes.
Le Dr Thomas Kervella, médecin généraliste dans le Finistère, a conduit sa thèse de doctorat sur les sentinelles : « Au cours des douze entretiens que j’ai réalisés en 2017, j’ai constaté que la parole était libre et senti un besoin d’écoute. Les participants avaient envie de se livrer, d’échanger, notamment sur des questionnements comme la culpabilité ou la décision à prendre en fonction du degré d’urgence. Beaucoup de médecins généralistes ignorent l’existence de ce dispositif et sont très intéressés quand je leur en fais part. »
« L’important est de créer du lien, mais il faut faire attention à ne pas passer de l’empathie à la sympathie, voire à la compassion, précise le Dr Pierre Grandgenèvre, psychiatre au CHU de Lille et membre du programme de prévention Papageno. Il faut savoir quand passer la main, connaître ses limites, se protéger et prendre soin de soi. »
Un réseau solide et formé
Les soixante-dix sentinelles venues à Loudéac ont échangé en ateliers sur leur propre accompagnement et ont formulé plusieurs besoins : avoir un interlocuteur MSA privilégié, une « bouée de sauvetage » face à une situation difficile, plus de liens avec d’autres sentinelles ainsi que des travailleurs sociaux ou intervenants professionnels sur les exploitations, avoir un retour sur Agri’Écoute ou encore se former sur la « post-vention » (accompagner l’entourage après un suicide).
D’autres formations sont prévues en 2019 pour renforcer le maillage du territoire. « Notre réseau s’ajoute à d’autres existants [comme celui de la Mutualité française ou agri-sentinelles], relève Bernard Simon, président de la MSA d’Armorique, qui a également formé ses agents d’accueil à repérer des signes au téléphone ou dans le courrier. Nous ne sommes pas seuls, et c’est important de s’articuler avec les autres acteurs et les politiques publiques. La force de la MSA, conclut-il, c’est sa présence sur les territoires et sa capacité à faire le lien entre les élus de canton et le réseau de professionnels. Cet engagement n’est pas vain, ça fonctionne. »
Aujourd’hui, je peux le dire : heureusement que j’ai suivi cette formation, car je suis confrontée à des situations difficiles très régulièrement. Sans cela, je ne pourrais clairement pas poursuivre mon métier. J’avais déjà une capacité d’écoute active, mais désormais je sais évaluer si le danger est immédiat ou pas. C’est vraiment indispensable pour moi. Revoir les membres du groupe de formation permet également de débriefer sur les situations rencontrées, et elles sont nombreuses, d’échanger nos idées mais aussi de vider son sac, car c’est très désarmant et compliqué à vivre pour nous aussi.
Grâce à tout cela, nous avons réussi à désamorcer une crise, en collaboration avec tous les intervenants du réseau. Tout est parti du signalement d’un professionnel en contact avec la personne en souffrance. Il a alerté ses contacts qui eux-mêmes ont sollicité notre réseau. En croisant nos informations, nous avons compris que le scénario de suicide était bien établi, il y avait urgence. Nous avons alors utilisé un intermédiaire proche de cet agriculteur pour obtenir son accord pour une rencontre. Je suis intervenue avec une assistante sociale et nous avons pu lancer un accompagnement. La confiance dans le réseau joue un rôle important, ainsi que de nous faire connaître auprès des professionnels au contact des exploitants, comme les banquiers, les comptables, les coopératives voire les offices notariaux ou les huissiers. »
Élodie*, salariée d’un organisme professionnel agricole et sentinelle en Bretagne depuis mi-2017.
* Les prénoms ont été changés.