« Vous pensez gérer toute seule l’élevage de chèvres, la fromagerie, la vente en direct, les foins ? », demande une conseillère installation de la chambre d’agriculture à une candidate perplexe devant une telle question. D’entrée de jeu, la bande dessinée s’ouvre sur une scène bien connue de tous ceux qui ont décidé de se lancer dans l’agriculture. Un passage obligé pour qui rêve d’entrer dans le métier et qu’il faut surmonter sans encombre pour décrocher les aides si précieuses à l’installation, surtout quand on se lance avec juste sa bonne volonté, son ardeur et un endettement étalé sur vingt-cinq ans. Le destin de toute une vie se joue parfois sur l’obtention de ce sésame.
Vision stéréotypée des femmes
Et lorsqu’un chapelet de stéréotypes est récité en guise de réserves, sans lien avec la solidité du dossier ou le sérieux du projet, s’évertuant juste à rappeler à la future bergère son défaut d’être une femme, il y a de bonnes raisons d’enrager et d’avoir envie de mordre. Le comble de la discrimination fondée sur le sexe est atteint quand le cerbère en jupon des installations recommande au nom de la viabilité du projet de disposer d’un conjoint, ce sauveur qui se chargerait « des tâches les plus pénibles, les plus physiques ». Face à cette mise sous tutelle qui ne dit pas son nom, Joséphine Perin, alias Jo, casquette vissée sur le crâne, coupe de garçon, veut souvent mordre tous ceux qui assènent, l’air de rien, inepties, paroles blessantes, humiliantes ou définitives, derrière lesquelles se déploie un monde dans lequel elle ne serait pas arrivée parée de tout ce qu’il faut, parce qu’elle n’est pas née homme.
Cette féministe au gabarit de brindille n’en fait rien et se contente de renvoyer dans leurs cordes ses détracteurs, prête à emprunter des « couilles » à ses voisins de table médusés, lors du stage collectif de 21 heures, formation obligatoire pour tous ceux qui s’installent, après un discours des plus viriles de l’intervenant qui explique à une assemblée majoritairement composée de femmes cette vérité que seule un homme est capable de soutenir avec fougue. « Il faut avoir les couilles d’investir », rugit-il.
Un sens de la provocation poussé jusqu’à l’impertinence, de la dérision mêlée à de la tendresse et s’autorisant toutes les transgressions, le parti pris de l’amitié, de l’amour, de la fraternité et de l’entraide, ce sont autant de bonnes vitamines qui apportent à l’album son sel, sa fraîcheur, sa dynamique et son originalité. Tout en racontant le quotidien de trois exploitantes agricoles, la BD orchestre en filigrane le passage à tabac de nombreux clichés qui emplissent le quotidien et tissent les relations des femmes et des hommes, dans un cadre professionnel ou intime.
« Il est où le patron ? »
Les jeunes femmes se croisent lors d’une vente en direct et apprennent à partager les expériences et les savoirs, s’invitant à tour de rôle et se retrouvant dans un groupe de parole. Solidaires les unes avec les autres, elles deviennent très vite amies, peu à peu d’accord pour ne plus accepter ou supporter en silence la fatalité des habitudes et des états de fait de tout ce qui peut les dénigrer ou les invisibiliser. Les prétendues féministes sont démasquées (le magazine Marie-Claire finit à la poubelle) et les concours de beauté des organisations professionnelles agricoles censés valoriser la gent féminine en agriculture sont tournés en ridicule.
Coline, un poil plus grande que son mari, exploitante en groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) avec lui, se montre au début la plus récalcitrante par rapport au féminisme auquel d’emblée elle préfère « l’humanisme ». Elle va changer du tout au tout une fois chaussée les lunettes de l’antisexisme. Elle qui s’épuise au travail plus que son mari ne supporte plus d’être transparente ou considérée comme son assistante. Au fil des pages, comme si elle ouvrait enfin les yeux sur sa situation en fait insupportable, elle laisse éclater son ras-le-bol et ose demander à son époux un partage des tâches plus équilibré. Elle ne retient plus sa colère lorsqu’elle s’entend demander pour la énième fois : « Il est où le patron ? », l’enfermant dans son statut de « femme de », une question que les anciennes du documentaire Moi, agricultrice connaissent bien, à croire que rien n’a changé.
Ce serait une erreur de le penser car le livre esquisse une voie possible d’émancipation. Elle est dans les liens de sororité qui se nouent entre les femmes. Jo l’énonce en ces termes : « C’est important de s’entraider, de lutter ensemble. »