Au début des années 2010, les agents et élus de la MSA se sont mobilisés pour proposer aux éleveurs et aux bergers un accompagnement caractérisé par trois grands types d’action : communication pour faire connaître l’offre de services, actions collectives portant sur la prévention des risques psychosociaux, accompagnement individuel et suivi personnalisé des éleveurs et bergers fragilisés.
Sous l’impulsion de huit caisses, la caisse centrale de la MSA a également décidé de financer une étude de deux ans (décembre 2019 à décembre 2021) sur le sujet. Son titre : Face aux loups, étude socio-anthropologique des effets de la présence des loups (Rapport de recherche, Inrae, 2022).
Ni plaidoyer, ni réquisitoire
L’enquête est menée par Frédéric Nicolas et Antoine Doré de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et vise à caractériser la diversité des effets de la présence du loup sur les éleveurs et les bergers. Ce n’est ni un plaidoyer, ni un réquisitoire. C’est un constat. Ce rapport envisage les effets de la prédation du loup sur la santé des professionnels de l’élevage comme un phénomène dont les causes et les conséquences sont en partie sociales.
Pour cela, les auteurs s’appuient sur 597 réponses complètes d’éleveurs et de bergers à un questionnaire en ligne, 74 entretiens menés auprès de 93 d’entre eux ainsi qu’avec les responsables des organisations agricoles, des organismes de développement du pastoralisme et leurs interlocuteurs MSA (médecins, préventeurs…).
Le loup est dans la bergerie
Dès les années 1930, en France, le loup ne hantait plus que nos contes et légendes. Il n’était qu’un épouvantail servant à faire peur aux enfants. Ces derniers ont grandi. Certains sont devenus éleveurs ou bergers. Et à l’aube des années 2000, une partie d’entre eux découvre avec effroi que le grand méchant loup n’était plus un personnage de papier.
Il venait de faire irruption dans leur réalité. Les premières attaques sur les troupeaux ont eu lieu. Aspect le plus visible de la prédation, un sentiment de sidération et de débordement chez les éleveurs et bergers touchés (fréquemment mentionné par la suite par les professionnels après une première attaque) associé à celui de solitude devant cette nouvelle menace.
La partie émergée de l’iceberg
Pour percevoir toutes les incidences d’une attaque de loup, « il faut le vivre » déclarent-ils. Ainsi, tant que la zone sur laquelle ils exercent n’est pas touchée, ils se sentent difficilement concernés. Pourtant, l’angoisse s’installe sitôt sa présence évoquée sur un territoire. Même incertaine, elle peut impacter l’état de santé autant que si elle est avérée et reconnue.
Quand survient l’attaque, la stupeur, le stress, la colère, la détresse voire un véritable abattement s’emparent de l’éleveur et/ou du berger. Bien sûr, le degré de vulnérabilité n’est pas le même pour tous. Il est déterminé par l’ancienneté de la prédation, la reconnaissance par les acteurs publics, le caractère nouveau des attaques ou la topographie des lieux. Mais ceci n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Les effets indirects de la prédation
Aux vulnérabilités créées par l’attaque s’ajoutent celles liées à des facteurs sociaux. Le loup modifie les pratiques de travail. Le temps passé à la recherche des bêtes mortes, au constat, aux soins, aux mesures de sécurisation, à l’installation et l’entretien de parcs électrifiés ne l’est plus au « vrai travail ». Sa remise en cause, réaliser des tâches non choisies et le poids de la paperasse occasionnent des vulnérabilités. D’autant plus quand, en prime, on se fait étiqueter « chasseurs de primes qui exercent un métier d’assisté ».
Et ce n’est pas la seule étiquette stigmatisante dont ils sont, de plus en plus, affublés : si les troupeaux se font attaquer, c’est que l’éleveur-berger ne fait pas son travail ; ils ne sont jamais vraiment victimes de la prédation, ils en sont les premiers responsables ; être gardien de troupeau, c’est être gardien de patous. Mais même leurs chiens n’inspirent pas la sympathie. Ils génèrent, au mieux, la crainte chez les randonneurs et les plaintes des voisins.
Le loup au quotidien
Se confronter au loup, c’est également devoir faire face aux effets qu’il produit sur l’entourage proche. Car il ne s’introduit pas seulement sur les espaces où paissent les troupeaux. Il s’immisce aussi dans le quotidien. Au club de sport, aux fêtes de village, à la mairie et jusqu’au sein de la maisonnée, les éleveurs et les bergers ne sont souvent plus perçus qu’à travers ce prisme. Avec son arrivée, les relations entre propriétaire de troupeau (éleveur) et berger se compliquent.
Les dommages faits au troupeau sont parfois l’occasion pour le premier de remettre en cause les compétences de son employé ; le second peut considérer être la première victime de la prédation et avoir l’impression d’en assumer les contraintes sans contrepartie. Les entretiens menés en Lozère, en Aveyron et dans le Limousin soulignent, par ailleurs, une méfiance à l’égard des acteurs publics et des associations environnementales. Ce qui accroît les sentiments de solitude et de non-reconnaissance.
La loi du silence
Dans ce sens, le plan loup place les professionnels du pastoralisme face à un véritable dilemme. Il est pourvoyeur de ressources, certes, mais le ratifier, c’est accepter de cohabiter avec le loup. Et accepter d’être dépendant des subventions et des indemnisations. Ajouté au temps passé à la paperasse, tout cela ne fait que renforcer leur souffrance. Une douleur qu’ils n’expriment pas. Pas même en famille, parfois. « Je n’en parle presque pas. Il y a le stress, déjà. Je pense que notre famille le ressent. Donc on en parle peu, ou on en amenuise même l’impact », raconte Damien, éleveur ovin dans la Drôme.
Un rapport ambivalent
Et dans ce monde où « ne pas compter ses heures », « tout donner à son travail », « ne pas s’écouter » constituent des critères d’évaluation, l’usure physique est une conséquence importante qui vient s’ajouter à l’usure morale. D’autant plus que ces personnes « dures au mal » activent peu les dispositifs médicaux de prise en charge de la prédation.
Et pour celles qui y ont recours, le rapport à ces dispositifs est assez ambivalent, comme le souligne le témoignage de Séverine, éleveuse de bovins et responsable syndicale : « La psychologue était très gentille, ça il n’y a rien à dire. Mais elle n’était pas assez pointue sur notre problème. La problématique du loup est tellement complexe, incompréhensible pour les gens de l’extérieur qu’on ne peut en parler qu’entre nous, uniquement dans le monde agricole. »
Le paradoxe du berger
Si ce rapport démontre que les effets du loup et de la prédation, directs et indirects, sur la santé des éleveurs et des bergers sont réels et importants, il met également en lumière un paradoxe. La nature de l’activité pastorale ainsi que certains rapports au métier, au corps et à la santé, ne favorisent pas le recours aux dispositifs de prise en charge sur le long terme. Ils sont pourtant « seuls à même de faire émerger des “morsures invisibles” et d’y remédier ». Mais beaucoup d’éleveurs et de bergers considèrent qu’ils ne peuvent être compris que par des personnes ayant vécu la même expérience. Ce qui rend toute tentative d’intervention extérieure difficile.
Cette étude, en dévoilant l’importance d’une prise en charge qui relèverait de la reconnaissance de l’expérience vécue des effets directs et indirects de la prédation, oriente vers la mise en place de dispositifs misant sur la prévention par les pairs et pour les pairs et leurs proches.
Le plan loup
Protection des troupeaux, indemnisation des dommages, suivi biologique et intervention sur la population de loups sont les principales orientations du plan national d’actions sur le loup et les activités d’élevages 2018-2023, ou Plan loup, lancé par le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire en 2018.
S’il y manque un axe sur les conséquences de la présence du loup sur le travail et la santé des professionnels du pastoralisme, il a tout de même eu pour principal effet chez les gardiens de troupeaux d’augmenter les effectifs de bergers et d’aide-bergers et parfois d’améliorer leurs conditions de travail.
Il a également participé à institutionnaliser leur groupe professionnel en faisant émerger des formes de représentations et a contribué, selon le rapport de l’Inrae, « à modifier le profil des gardiens de troupeaux, dans le sens d’un rajeunissement, d’une féminisation, d’une diversification et d’une internationalisation des effectifs.
Si les effets propres du loup et du plan qui lui est consacré sont difficiles à isoler, le ressenti des éleveurs interrogés en entretien et les quelques statistiques produites sur les gardiens de troupeaux laissent cependant à penser que ces évolutions sont au moins concomitantes du retour du loup (si ce n’est corrélées). »
Disponible sur : agriculture. gouv.fr/plan-loup-concilier-les-activitesdelevage-avec-la-presence-de-lespece.