En Champagne, chaque vendange est différente de la précédente, en termes de maturité des raisins, de degré d’acidité et d’alcool. Cette année, elle le sera également en raison des conditions sanitaires. Le recrutement des vendangeurs, qui bat actuellement son plein suite à une cueillette précoce prévue à la fin du mois d’août, a une saveur un peu particulière.
Au champagne Goutorbe-Bouillot à Damery, on va devoir renoncer à une tradition ancrée depuis presque toujours dans les habitudes familiales : accueillir les vendangeurs sur un domaine construit patiemment depuis onze générations par des passionnés de bulles et d’excellence. La maison de champagne située dans la vallée de la Marne, au cœur du parc naturel régional de la Montagne de Reims, était une des dernières à loger ses saisonniers. L’évolution des normes d’accueil obligeant à des investissements disproportionnés par rapport à la durée des vendanges – trois semaines – a contraint de nombreux vignerons à y renoncer.
« À la différence de beaucoup de confrères, nous n’avons habituellement pas de problèmes pour loger nos vendangeurs car nous avons en parallèle une activité chambres d’hôtes, assure Bastien Papleux, le jeune patron de la maison, âgé de 35 ans. Les conditions sanitaires nous obligent aujourd’hui à rompre avec cette tradition. Nous continuerons quand même à assurer le déjeuner. Pour cela, nous avons doublé le nombre de tables pour respecter la distanciation sociale. Pour la même raison, nous ferons des navettes pour emmener les équipes jusqu’aux vignes. Nous mettons également à leur disposition du gel hydroalcoolique et des masques. » Il suit en cela à la lettre le protocole énoncé dans les fiches conseils pour l’accueil des saisonniers de la MSA et celles transmises par le syndicat général des vignerons. Malgré toutes ces précautions, cette vendange s’annonce plus compliquée qu’à l’accoutumée.
Des nuits plus agitées
« En ce moment, nos nuits sont un peu plus agitées », concède le Marnais. Il décroche régulièrement lui-même son téléphone pour répondre à des appels souvent lointains de candidats aux vendanges qu’il doit éconduire faute de logement sur place. « Nous accueillons traditionnellement des personnes qui viennent d’un peu partout, souvent de loin, de Montpellier, de Pologne ou d’Italie. Cette année nous pourrons moins compter sur eux. On va devoir faire appel à la famille, à quelques habitués mais aussi aux locaux. On aura peut-être la chance d’avoir les étudiants du fait de la précocité de la vendange. »
L’opération stratégique, effectuée entièrement à la main, est très gourmande en bras. Entre 100 000 et 120 000 «hordons», comme sont nommés les vendangeurs de la région, sont recrutés chaque année sur une période très courte. Bastien Papleux devrait à lui seul signer une trentaine de contrats de saisonniers d’ici la fin du mois d’août, contre une quarantaine habituellement. La raison ? Encore une fois le Covid-19. L’interprofession devrait décider une baisse du rendement de la vendange 2020 du fait de la raréfaction des débouchés – notamment à l’exportation – liés au confinement des principaux marchés. La décision sera annoncée le 22 juillet. Cette baisse du quota de volume commercialisable aura un impact direct sur les recrutements dans toute l’appellation Champagne.
Les contrats de cueilleurs, de débardeurs, de pressureurs, sans oublier le personnel de cuisine se feront moins nombreux cette année. « Nous faisons tout pour que cette période reste un bon moment pour tous. Avec les précautions requises, nous allons maintenir le cochelet, la fête qui clôt traditionnellement les vendanges, s’enthousiasme le Champenois, qui célèbrera à cette occasion sa vingtième vendange et autant de souvenirs joyeux. J’adore cette période de l’année car on rencontre des gens du monde entier, des Australiens, des Argentins, des Sud-Africains ou encore des Polonais. On a même vu des mariages de personnes qui se sont rencontrées à cette occasion. »
Un métier difficile
Pierre-Olivier, 36 ans, est saisonnier toute l’année. Dès le printemps, il a la tête à hauteur de vignes pour le palissage et l’ébourgeonnage et l’hiver, dans les étoiles, à la Montagne où il occupe un emploi dans l’hôtellerie de luxe en Suisse. « Un pays où l’on paie non seulement en francs mais en plus très bien », plaisante l’homme originaire d’Épernay. Cela fait-il de lui un saisonnier de luxe ? Pas forcément. « Je commence l’ébourgeonnage et le palissage de mi-avril jusqu’à mi-juin. Je pars ensuite deux mois en vacances et je reviens pour les vendanges où je travaille au pressoir. » Sa technique pour trouver un contrat ? « Je passe une petite annonce sur une page consacrée aux saisonniers sur Facebook. J’avoue que je suis un peu exigeant au niveau du salaire car je ne veux pas être payé au Smic. Comme j’ai un appartement à Épernay et que j’ai de l’expérience, je n’ai aucun souci à trouver un poste. »
Il prévient : « Ce n’est pas un job facile, pas un travail d’été d’étudiant pépère. Il faut prévenir les gens qu’ils vont se casser le dos. Mais au final, c’est un moment plutôt agréable, tout le monde en bave mais on se retrouve dans la même galère. De cette douleur physique naissent des solidarités et des amitiés », confie ce grand gaillard qui pourtant pense déjà à la suite. « Je fais ça depuis 2003. Je connais la difficulté du métier et je vois arriver les 40 ans. Je pense me réorienter et faire une formation pour trouver un emploi plus stable. » Le rêve de ce fou de musique : ouvrir un café-concert.
« Quand j’ai vu le confinement arriver, je me suis dit qu’il fallait que je trouve rapidement un contrat pour pouvoir sortir de chez moi et être à l’air libre car j’habite en appartement et je tourne vite en rond, témoigne Jérémy, un Rémois de 24 ans. Heureusement, j’ai trouvé un poste de liage dans les vignes. Dans le champagne, les gens sont plutôt sérieux ; les mesures de distanciation sociale ont été respectées, assure-t-il. Comme on travaille en équipe, on prend dorénavant chacun son propre véhicule pour aller sur place et on laisse une rangée vide entre nous pour travailler. »
C’est la quatrième année que le jeune homme fait les saisons. Au programme : taille, ébourgeonnage, palissage et vendanges. Autant d’étapes nécessaires au bien-être de la vigne. « Je n’ai pas du tout de formation dans le domaine, admet Jérémy qui a fait des études dans l’animation sportive. J’ai appris sur le tas mais, au fil des années, je suis devenu plutôt bon. »
Solidarités et amitiés
Cet été, il ne partira pas en vacances. Entre deux contrats sur les coteaux marnais, il a en effet trouvé un poste d’animateur en centre aéré. « Ce seront mes sixièmes vendanges, poursuit-il. Je ne suis pas du tout du milieu viticole alors, pour trouver du travail, je passe souvent par un groupe Facebook mais il y a plus de demandes que d’offres. Le bouche-à-oreille fonctionne aussi très bien. »
Son conseil pour trouver proposition : « s’y prendre tôt », car les places dans les meilleures maisons sont prises d’assaut. Lui qui se passionne pour le métier a des projets : « Je me suis inscrit au concours de taille dans un lycée viticole pour améliorer ma technique et valoriser mon expérience auprès des employeurs potentiels. La taille, c’est l’étape qui prend le plus de temps. Elle a lieu de novembre à la fin du mois de février mais ce n’est pas le plus facile car il fait froid en cette saison. On a les doigts gelés. » Il a également le projet de se former au métier de tractoriste pour apprendre à conduire les engins viticoles et pourquoi pas obtenir un poste à temps plein dans une exploitation. Histoire que sa saison dure vraiment toute l’année.