Pourquoi une feuille de route sur le mal-être agricole ? Faisons-nous face à un problème nouveau ?

Il y a eu un événement déclenchant, c’est la sortie du film Au nom de la terre d’Édouard Bergeon en 2019.
Il a révélé un problème que l’on connaissait depuis longtemps, et que l’on appelle en termes techniques la sursuicidité en agriculture.
Il était connu certes, mais il y avait, non pas un déni, mais un tabou. On n’en parlait pas.

Le film a joué un rôle de révélateur, et le sujet du mal-être en agriculture a fait l’objet de deux rapports parlementaires – celui, à la demande du gouvernement, du député Olivier  Damaisin (2020) et celui des sénateurs Françoise Férat et Henri Cabanel (2021)  –  qui ont conduit à la définition d’une feuille de route.
Dans d’autres secteurs d’activité, on aurait parlé de risques psychosociaux et nous savons que l’une des conséquences de ceux-ci, qui peut être fatale, est le risque suicidaire. Mais il n’est pas le seul.
Il ne faut pas se limiter à cette question car le suicide, ou la tentative de suicide, ne sont que la partie dramatique mais émergée d’un iceberg bien plus grand.

De nombreuses initiatives existaient déjà ; ce qui est nouveau c’est que la prise de conscience du problème aboutit à la définition d’une politique publique mise en œuvre par l’État et avec l’ensemble des partenaires.
Elle vise, non pas à remettre en cause ce qui a été fait, mais à mieux coordonner les différentes interventions et faire en sorte qu’il y ait une sorte de couverture totale du territoire.
Une couverture totale, pour les exploitants et les salariés d’exploitation : la feuille de route se limite aux risques liés à la production agricole, pas à ceux qui peuvent exister dans le secteur secondaire, dans les coopératives par exemple, ou tertiaire, dans les organisations agricoles.

Peut-on déjà déterminer les causes de la surmortalité par suicide dans le monde agricole ?

On ne les connaît pas si bien que ça et, de toute façon, la question des causes du suicide est complexe, car elles sont multifactorielles.
Par exemple, on parle beaucoup de l’agribashing. Évidemment, l’agribashing joue un rôle, car il remet en cause l’image que l’on a de soi-même. Mais des facteurs plus anciens interviennent et qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce sujet.

D’abord les difficultés économiques, avec une incertitude qui ne cesse de s’accroître. Elle est génératrice de stress, facteur de risque psychosocial, de mal-être.
Il y a également l’isolement propre au travail agricole mais aussi au monde rural, ou encore les problèmes liés à la charge mentale.

Certains facteurs touchent d’ailleurs davantage les exploitants que les salariés de la production.
Ils doivent à la fois gérer l’entreprise et accomplir les tâches quotidiennes. Ils font face à une augmentation importante du travail administratif que ce soit pour percevoir les aides ou pour répondre aux nombreux contrôles qui se sont développés.
Se rajoutent à cela les problèmes liés à l’accès au système de soins, notamment psychiatriques, et aux filets de sécurité sociaux.

L’un de mes objectifs est donc aussi de renforcer la connaissance épidémiologique du problème du risque suicidaire, et plus généralement de mal-être en agriculture.
Pour cela, il faut combiner des données sanitaires et des données socio-économiques afin d’expliquer par une analyse multifactorielle cette sursuicidité en agriculture.
Au demeurant, l’objectif de la feuille de route n’est pas tellement d’améliorer les connaissances du phénomène, même si je pense qu’il faut le faire, mais de mettre en place des dispositifs qui permettent la prévention du mal-être.

Daniel Lenoir était l’invité de Pascal Cormery, président de la CCMSA, dans la première émission du programme Conversation avec la MSA, au Salon de l’agriculture.

Justement, quelles sont les actions prévues par la feuille de route ?

Nous avons distingué six chantiers que j’ai présentés au comité de pilotage national.
Chaque action est un peu comme une poupée russe qui s’inscrit dans une poupée plus grande.

Le chantier le plus urgent et le plus visible est la mise en place des sentinelles. Il faut que l’on ait un maillage suffisamment serré pour repérer les agriculteurs ou les salariés qui ne vont pas bien et éviter au maximum un geste fatal.
Mais cette action s’inscrit dans le dispositif plus large de la prévention des suicides de la feuille de route en santé mentale. Nous allons donc déployer le numéro national (3114) qui sera articulé avec Agri écoute géré par la MSA et le programme Vigilans qui s’adresse aux personnes ayant fait une tentative de suicide : une prévention tertiaire en quelque sorte, parce que l’on sait que le risque suicidaire est considérablement plus élevé chez ceux qui ont déjà fait une tentative.

Après, nous nous attellerons au chantier de l’accès aux droits que l’on va mettre rapidement en place. Il concerne principalement les minima sociaux et les aides sociales qui permettent de s’en sortir quand on n’a plus de revenu mais aussi l’Area (aide à la relance des exploitations agricoles).

Autre préoccupation, autour de l’amélioration de la reconnaissance des maladies professionnelles pour intégrer celle des risques psychosociaux en agriculture, notamment le fait que certains suicides, ou tentatives, soient reconnus comme étant principalement d’origine professionnelle.

Nous travaillons aussi à l’intégration du mal-être dans les plans de santé sécurité au travail. Grâce à la MSA, le secteur agricole est le seul où les indépendants bénéficient à peu près des mêmes dispositifs de prévention que les salariés, notamment l’accès à la médecine du travail ; de ce fait, cela concernera non seulement les salariés mais aussi les exploitants.

Le chantier suivant porte sur le calcul des cotisations sociales. Il s’articule autour de la possibilité de faire des échéanciers de paiement, en cas de crise par exemple, et des modalités de calcul afin de déterminer si les cotisations doivent porter sur le revenu triennal ou sur le revenu annuel.

Le dernier concerne l’accompagnement des transitions agricoles. Deux sujets, en fait, derrière cela : celui de la transmission et celui de la transformation des exploitations agricoles.

Ce dernier chantier questionne clairement sur l’avenir du monde agricole. Comment le coordinateur interministériel l’envisage-t-il ?

Je pense que nous vivons une troisième révolution agricole et qu’elle est plus importante que les deux précédentes, celle qui a accompagné la révolution industrielle à partir de la fin du XVIIIe siècle, puis « la révolution silencieuse » qui a accompagné les Trente Glorieuses, au tournant des années soixante.

Cette troisième révolution est liée aux grandes transitions que vit notre monde – environnementale, numérique – et à des crises géopolitiques que l’on n’a pas anticipées.
Elle peut être à la fois la pire et la meilleure des choses. La meilleure parce que c’est un projet positif, qui peut générer de l’enthousiasme ; mais comme c’est aussi une révolution plus lourde et plus complexe, elle peut également être source de stress, d’angoisse, de dénigrement.

Il faut réussir à transformer cette exigence forte en projet positif pour l’agriculture. Il va y avoir des transformations considérables du métier d’agriculteur et en même temps des risques associés à celles-ci. D’une certaine façon, ça explique pourquoi le gouvernement en fait une politique publique. Les pouvoirs publics ont conscience de cette troisième révolution et des risques qu’elle génère.

L’enjeu consiste à accompagner le mieux possible cette transition, par exemple pour faire en sorte que la transmission et les mutations se passent bien, qu’il y ait de plus en plus d’exploitations transmises.