Dans l’Aude, on est audacieux. En 1907, après des années de crise viticole, la révolte des vignerons du Languedoc conduit les patrons, petits et grands propriétaires, à s’unir avec les ouvriers agricoles contre l’autorité en place : le cabinet de Georges Clemenceau, qui cherche à mater la rébellion en lui envoyant l’infanterie, la cavalerie et la maréchaussée !
En 2017, soit 110 ans plus tard, le rapprochement peut paraître osé mais révélateur d’un état d’esprit historiquement ancré : sous l’impulsion d’exploitants du cru naissent deux nouveaux groupements d’employeurs, Agri 11 et GEM 11, respectivement spécialisés dans l’emploi agricole (arboriculture, élevage, polyculture, viticulture) et le travail multisectoriel (caves coopératives, collectivités locales, caveaux…), dans le prolongement de l’activité agricole.
Ils proposent une réponse aux besoins de recrutement d’une main-d’œuvre compétente, de manière permanente ou temporaire, à temps complet ou partiel. Ils prennent en charge les démarches administratives (contrats de travail, bulletins de salaire, DSN…), simplifient la gestion en n’éditant qu’une seule facture mensuelle, adaptent au planning des travaux la mise à disposition des salariés.
Ils fidélisent ces derniers en mutualisant leurs différents contrats de travail. Les salariés peuvent ainsi cumuler les emplois jusqu’au temps plein. Ils s’ouvrent des droits à la formation, améliorent leurs compétences. Ils acquièrent des garanties sociales (convention collective, complémentaire santé…). Tout le monde est gagnant : emballé, c’est pesé ?
Ce serait aller un peu vite en besogne, car ce qui apparaît comme une évidence chez les uns ne résonne pas toujours ainsi chez les autres. « Quand nous présentons les groupements d’employeurs, les exploitants les envisagent encore avec beaucoup d’a priori, constate Christian Contour, président cantonal de la MSA Grand Sud, délégué depuis 1984 et viticulteur à Coursan, commune située à huit kilomètres au nord-est de Narbonne. Je dis souvent qu’ils se demandent ce qui se cache dans cette boîte où il n’y a pas de poignée, pas de tiroir… Ils ne savent pas par où la prendre. Ils cherchent l’entourloupe. »
On l’aura compris, Christian Contour est un fervent défenseur de la solution. Ce jour-là, il nous véhicule sur ses terres disséminées sur trois grands îlots entre les rives droite et gauche de la rivière éponyme du département, l’Aude, et les premières maisons de Coursan. Son salarié, Jérôme Darcourt, sécateur électrique en main, évolue entre deux rangs de vigne sur les 28 hectares plantés de 120 000 pieds aux différents cépages : chardonnay, sauvignon blanc, cabernet sauvignon, merlot, pinot noir ou colombar.
Son précédent salarié a quitté le poste pour retourner faire les saisons à la montagne. Avec Jérôme, le courant passe bien. Pendant la séance photos, Christian en profite pour lui instiller quelques conseils sur la taille de la vigne. « J’étais peintre en bâtiment, explique Jérôme, qui entre tout juste dans la quarantaine. J’ai suivi une formation d’ouvrier agricole de huit mois avant d’obtenir un certificat de qualification professionnelle. J’ai passé le Certiphyto, un Caces…, abordé les différents types de taille. J’ai validé un module complémentaire sur la vinification et l’élevage du vin pour pouvoir travailler en cave. »
Un employeur unique
Là, Christian rebondit : « Jérôme effectue un mois à l’essai. Si son travail est concluant, grâce aux groupements d’employeurs, nous lui proposons de cumuler deux emplois : l’un du 15 novembre au 30 juin sur mon exploitation, avec Agri 11 ; l’autre du 15 juillet au 15 octobre à la cave coopérative de Coursan — Armissan — Béziers, avec GEM 11. » Jérôme ne dit pas non. « Même si je connais les bases du métier, je suis débutant. Je trouve ça intéressant de parfaire ma formation tout en travaillant. » Un effet direct de la pertinence du recrutement avec les besoins combinés des employeurs et du salarié.
Ce savoir-faire est un héritage. « Depuis plus de trente ans, c’est la MSA Grand Sud qui porte le service de remplacement dans l’Aude », indique Laurence Demezières, responsable des deux groupements d’employeurs et de MSA Services Grand Sud. Avec Agri 11 et GEM 11, des passerelles sont jetées, notamment dans le repérage des compétences de la main-d’œuvre.
« Nous sommes désormais en mesure de répondre à toutes les demandes, quel que soit le motif. » Avec la possibilité, pour les employeurs qui font appel aux deux groupements, de bénéficier des exonérations patronales pour l’emploi de travailleurs occasionnels. « Il faut absolument dédiaboliser les groupements d’employeurs », confirme Éva Piquet, animatrice d’Agri 11 et de GEM 11.
Elle se bat aux côtés des administrateurs des deux structures, dont la présidente Sophie Bonnery, pour changer les habitudes et contre les sirènes de l’illégalité. « Nous établissons dans un premier temps un devis et, si l’exploitant l’accepte, organisons la mise à disposition. Nous sommes alors l’employeur unique du salarié. Nous faisons signer une convention de mise à disposition : le salarié est donc bien sous la responsabilité de l’exploitant. Nous établissons la déclaration préalable à l’embauche et nous remplissons la DSN [déclaration sociale nominative]. Nous éditons le bulletin de salaire. Et si le salarié ne fait pas l’affaire, nous avons une obligation de recrutement. »
Cette démarche de simplification et de sécurisation ne s’arrête pas là. « Nous transmettons un document unique de prévention des risques à l’employeur. Il le remplit et se l’approprie en fonction des spécificités de l’exploitation, puis le fait signer au salarié avant de nous le retourner. Nous renforçons l’accueil du salarié en travaillant avec l’exploitant sur le passage des consignes de sécurité. »
Le 28 février, Éva interviendra lors d’une réunion de présentation du dispositif auprès de plusieurs adhérents de la cave coopérative de Coursan, sensibilisés par Christian Contour. « Ils veulent en savoir plus. » Parmi eux, un viticulteur-melonnier qui, en mars, mois de plantation de la cucurbitacée, aurait besoin d’embaucher un ou deux salariés deux jours par semaine. Comme toutes les batailles, rien n’est gagné d’avance. Mais ce n’est pas la peine d’envoyer l’infanterie pour mettre tout le monde d’accord. Un groupement d’employeurs suffira.
« Après un bac pro laboratoire et un BTSA viticulture-œnologie au lycée Charlemagne de Carcassonne, je voulais me frotter au monde du travail. J’ai eu quelques contrats occasionnels dans la vigne ou à la cave du Razès, à Routiers. La conseillère Pôle emploi de Limoux a proposé ma candidature à Agri 11 et, en juin 2017, j’ai effectué deux semaines de relevage dans les vignes. Après, j’ai retravaillé en cave. Depuis novembre 2017, je suis en contrat à durée déterminée chez Sophie Bonnery. L’idée serait d’arriver à obtenir un CDI à temps plein. »
« Les démarches administratives sont de plus en plus complexes : la DSN, le Tesa, les cotisations… Nous sommes des paysans, pas des comptables ! Je suis très enthousiaste à l’idée de défendre un dispositif qui permet de simplifier une partie de cette charge. D’autant qu’il s’avère très difficile de fidéliser les salariés. Ils restent trois jours et ils repartent. Avec le groupement d’employeurs, le salarié peut partager son contrat sur plusieurs exploitations. Ce qui signifie aussi une flexibilité pour l’employeur, qui peut ne vouloir embaucher de main-d’œuvre que trois heures par jour et trois jours par semaine. À terme, si le groupement d’employeurs Agri 11 fonctionne bien, nous fournirons des sécateurs électriques et des équipements de protection individuelle aux salariés en CDI. »
« Agri 11 et GEM 11 constituent une réponse de sécurisation et de simplification gagnant-gagnant pour les salariés et les employeurs. En outre, ils présentent l’avantage de fixer les personnes et leurs familles sur les territoires ruraux. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui administrent ces outils. Ils sont donc parfaitement adaptés à leurs attentes. L’essaimage se fait par le bouche à oreille, de viticulteur à viticulteur par exemple, en présence du technicien, Eva Piquet, comme lors de la réunion prévue le 28 février. Nous sommes un gros groupement d’employeurs. Nous mutualisons les dépenses au niveau départemental. Eva est salariée du service de remplacement mis à disposition des groupements d’employeurs. Une aide à la trésorerie a été apportée par le service de remplacement et par MSA Services. Nous nous donnons trois ans pour réussir, c’est-à-dire pour équilibrer l’activité. »