Les 18 000 habitants de l’Argonne ardennaise pestent souvent contre leur opérateur de téléphonie mobile. En essayant désespérément de joindre leur interlocuteur via leur smartphone, ces exilés de l’intérieur connaissent trop bien les galères provoquées par les zones blanches. Conséquence concrète de la fracture numérique dans le quotidien des populations vivant dans ces territoires.
Ces zones blanches existent aussi dans le domaine de l’insertion par le travail. Ce territoire enclavé, qui possède pourtant une vraie identité et un dynamisme associatif digne d’une région plus prospère, était jusqu’à présent privé de l’existence d’un atelier chantier d’insertion (ACI). Une lacune comblée depuis le 1er janvier. Ce service permet de créer de nouvelles opportunités pour des personnes rencontrant des difficultés sociales ou professionnelles et fragilisées par le manque de formation.
Répondre aux besoins du territoire
« Il nous fallait proposer un outil supplémentaire pour l’insertion qui réponde spécifiquement aux besoins du territoire, explique Romain Discrit, directeur du nouveau pôle insertion du centre social FJEPCS la Passerelle de Vouziers. Notre projet a pour objectifs de permettre à la fois l’insertion de salariés mais aussi d’apporter des solutions aux habitants en termes de mobilité et de service à la population vieillissante. »
L’activité initiale de l’atelier est le transport à la demande, une action mise en place par la structure depuis quelques années. Son principe : des salariés en insertion conduisent des personnes qui ont des difficultés de mobilité à des rendez- vous médicaux, à Pôle emploi, à des formations ou des convocations de justice. « L’idée est aussi de leur faciliter l’accès à la culture et aux loisirs en proposant des déplacements le week-end », insiste le jeune directeur. Le tarif du service de transport solidaire, qui va de 2 € à 5 € selon la distance parcourue, est avant tout symbolique.
« Toute une frange de la population renonce aux soins faute de solution permettant de circuler jusqu’aux villes voisines pour consulter un médecin spécialiste. Des personnes se détournent des activités culturelles en partie pour les mêmes raisons. Nous nous adressons à des publics qui n’ont pas les moyens de se déplacer ou qui ne bénéficient pas d’une prise en charge d’un transport sanitaire. Nous aurions dix chauffeurs de plus que ça fonctionnerait autant. On s’arrache les cheveux pour essayer de répondre à tout le monde », confie-t-il.
On peut non seulement concéder à l’Ardennais de la suite dans les idées mais aussi de l’ambition et un vrai savoir-faire dans l’ingénierie des projets. Pas étonnant de la part d’un éducateur spécialisé qui a consacré son mémoire à la mobilité en Argonne ardennaise pendant sa formation de manager d’organisme à vocation sociale et culturelle au Cnam à Paris. Et les idées ne manquent pas…
Livraison à domicile avec le Drive fermier et ses 17 producteurs locaux
Le 1er mai, l’atelier d’insertion a inauguré un service de livraison à domicile en association avec le Drive fermier de Vouziers et ses 17 producteurs locaux.
Pour un prix fixe de 5 €, les habitants du secteur peuvent dorénavant se faire livrer œufs, jus de fruits, pommes de terre mais aussi de la viande ou la fameuse crème glacée de la ferme de Crécy, ainsi que des centaines d’autres produits issus de l’agriculture locale par des salariés en insertion. « Cette action permet aussi de créer du lien avec des habitants isolés sur le territoire ou dépourvus de moyen de locomotion. C’est de la livraison à taille humaine, nous prenons le temps de discuter avec nos clients, explique Romaric Beaujet, conseiller en insertion professionnelle. Ce service est dans la continuité de ce que nous avons commencé à faire pendant le confinement à la demande de la Croix-Rouge française. L’association nous a sollicités au moment où les transports se sont arrêtés pour nous demander de livrer des denrées à certains de leurs bénéficiaires éloignés des points de distribution. Nous avons poursuivi cette action avec Les Restos du cœur et la Banque alimentaire. »
Un atelier vélo et un garage solidaires
Toujours dans l’idée d’améliorer la mobilité, un atelier vélo solidaire est également en cours de création. « Nous allons signer une convention avec la communauté de communes et les déchetteries pour récupérer les vélos jetés par les habitants, précise Romain Discrit. Triés, démontés et remis en état, ils sont proposés à la vente et à la location par les salariés en insertion. Cet atelier sera aussi ouvert à l’ensemble de la population pour les réparations de leurs propres vélos. » Il fonctionnera sur les compétences des bénévoles, dont un ancien mécanicien de Cofidis, la célèbre équipe de cyclisme professionnelle, qui les a rejoints dans cette aventure.
« C’est à la fois participatif avec une partie vélo-école destinée à l’apprentissage de la pratique du vélo en sécurité sur la voie publique par les enfants, mais aussi l’occasion de proposer une activité physique aux seniors du territoire. » L’endroit en pleine rénovation se trouve à seulement 150 mètres du canal des Ardennes. Un lieu stratégique, à portée de roues du tracé de la prochaine extension de la voie verte ardennaise, une piste cyclable géante qui permettra de relier les Ardennes du Nord à celles du Sud mais aussi à toute l’Europe septentrionale. De quoi booster le tourisme local, déjà plébiscité par les visiteurs venus de ces pays friands de ce moyen de locomotion et très nombreux à passer leurs vacances au pays de Woinic.
La création d’un garage solidaire occupe également largement la petite équipe. « Il a été pensé comme un lieu de vie. Un endroit participatif où les gens se rencontrent et s’entraident », s’enthousiasme le directeur du pôle insertion. Ce développement, dont la mise en route effective s’échelonnera à partir de l’automne jusqu’à la fin de l’année 2022, permettra à l’association de compléter son offre d’actions de mobilité décidément très riche.
« Notre idée est de proposer des réparations accompagnées par un professionnel à moindre coût pour des personnes en difficulté. On a une piste très sérieuse de recrutement pour notre mécano. La philosophie du garage est que les gens participent à la réparation de leur propre véhicule. Nous leur louons le pont à l’heure avec un encadrant technique. Nous visons un public qui renoncerait à la voiture ou à faire réparer son véhicule », affirme Romaric Beaujet. Un moyen de se déplacer pourtant vital sur un territoire très étendu et qui possède très peu de transports en commun, ni même de gare. Le projet se veut aussi vertueux écologiquement avec la priorité donnée à l’utilisation de pièces de seconde main. Le réemploi de pneus d’occasion s’inscrit dans une volonté de réduction des déchets et d’économie circulaire.
Une démarche vouzinoise unique
L’originalité de la démarche vouzinoise réside dans la création d’un ACI par un centre social : le FJEPCS la Passerelle, acteur majeur de l’animation socio-culturelle du territoire. La structure est désormais scindée en deux, avec d’un côté le centre social et, de l’autre, un pôle insertion. « Il y a une vraie complémentarité avec le centre social qui va à la rencontre de personnes parfois très éloignées sur le territoire qui compte 95 communes, notamment avec des dispositifs mobiles comme “À plus dans le bus”, notre centre social itinérant qui permet d’identifier les personnes et leurs problèmes pour ensuite proposer de les intégrer dans nos différents dispositifs d’insertion. Cela fonctionne y compris parce que nous offrons des solutions de garde et d’accueil périscolaire pour soulager les parents qui reprennent une activité. »
La rencontre avec une salariée en insertion confirme que ces deux entités travaillent bien ensemble et sont totalement complémentaires. Ainsi, c’est bien au 15 rue du Champ-de-Foire à Vouziers, siège du centre social, que nous croisons Sharleen Blanchet, 21 ans, de Vandy, un village tout proche. Depuis le 10 mai, la jeune femme est en charge du planning et de l’accueil téléphonique du service de mobilité solidaire et de livraison de produits locaux à domicile. Au programme de cette matinée aoûtienne au temps capricieux : des prises de rendez-vous pour des déplacements chez des spécialistes à Rethel et à Charleville mais aussi des demandes d’aidants pour conduire leurs proches âgés à l’accueil de jour de Vouziers.
« Avant d’arriver ici, j’ai travaillé dans l’esthétique et la restauration mais je ne m’y plaisais pas. La mission locale m’a parlé du chantier d’insertion. J’ai tenté ma chance. Ça s’est très bien goupillé, confie Sharleen. J’ai pu signer très vite un CDD d’insertion renouvelable jusqu’à 24 mois. Je pars en stage au mois d’octobre en tant que secrétaire comptable. Mais ce que je retiens aussi, c’est la bonne ambiance qui règne entre les salariés. On a une super équipe. Et je peux vous dire que je n’ai jamais la boule au ventre en venant au boulot, ce qui n’était pas forcément le cas avant. »
Pour l’instant, douze personnes âgées de 21 à 54 ans ont été embauchées. Deux salariés viennent déjà de sortir du dispositif en signant un CDI dans des entreprises locales, l’un en tant que chauffeur livreur et l’autre en tant que conducteur de bus scolaire. « On croule sous les candidatures. Cet engouement prouve qu’on répond à une vraie demande », se félicite Romain Discrit. À terme, le chantier d’insertion devrait accueillir une trentaine de salariés.
Il y a un vrai problème de mobilité sur le territoire qui n’est pas que physique. Il est aussi dans les têtes.
Les gens ne sont pas habitués à bouger ou à sortir de leur village pour aller se former dans la ville voisine. Le projet tombait à pic et coïncidait parfaitement avec ce constat. En septembre 2020, lorsque j’ai rencontré Romain Discrit sur un marché paysan organisé dans une ferme, il m’a tout de suite dit : “Gina, faut qu’on se parle. Nous avons repéré cet appel à projets et nous avons l’intention de le remporter.” Les faits lui ont donné raison.
Sur les cinq projets présentés dans les Ardennes, deux ont été primés. Celui du centre social de Vouziers bénéficie d’un accompagnement renforcé et d’une dotation de 110 000 € sur trois ans. 50 000 € sont versés par la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets, anciennement la Direccte) et 60 000 € par la MSA (une moitié apportée par la caisse centrale de la MSA et une autre par la caisse Marne Ardennes Meuse). En plus de ces financements, Romain et son équipe sont très demandeurs de l’accompagnement offert par l’incubateur MakeSense, qui leur assure des conseils précieux en gestion de projets. Ils sont aussi ravis aussi d’avoir intégré le programme de recherche visant à évaluer l’impact social et territorial du projet, conduit en partenariat avec la chaire innovation et entrepreneuriat social de l’Essec.
Nous misons sur le développement de services à la personne
Ce type de solution va aider à combler le déficit en salariés formés dans ce domaine sur le territoire où la demande est très forte. Pour cela, nous nous appuyons sur les actions d’animations organisées par le centre social au profit des seniors. Les salariés du chantier vont y être mis en situation aux côtés de l’équipe d’animation pour développer des compétences spécifiques avec ce public.
Par ailleurs, nous mettons en place cette rentrée un réseau de visiteurs à domicile bénévoles qui vont être formés par notre équipe pour faire des visites de courtoisie à des personnes âgées isolées. Des binômes bénévole/salarié pourront ainsi être constitués. Un appartement pédagogique destiné à l’apprentissage des gestes et postures va également être aménagé dans nos locaux.
On y accueille aussi une auto-école sociale qui propose des tarifs très abordables et une pédagogie adaptée. Les deux salariés qui sont engagés sur les métiers du service à la personne sont en train de passer leur code car le permis de conduire est indispensable pour obtenir la qualification d’auxiliaire de vie.
Un deuxième projet primé dans les Ardennes
L’entreprise sociale le Chênelet, qui œuvre depuis 40 ans dans le domaine de l’insertion dans plusieurs départements situés dans le Nord de la France, cible des personnes très éloignées de l’emploi et propose une réinsertion professionnelle au travers de différentes activités dans des domaines porteurs tels que l’industrie du bois, l’écoconstruction et l’agroalimentaire. Elle souhaite développer l’activité du chantier d’insertion de Signy-le-Petit qui pour l’instant est orienté exclusivement autour des métiers du bois.
Le soutien de 60 000 euros sur trois ans obtenu dans le cadre de l’appel à projets Inclusion & ruralité va l’aider dans ce projet.
La création d’une section sur la formation aux métiers liés à l’écoconstruction est une suite logique : le bois local coupé et travaillé dans la scierie sert à la construction de logements à proximité.
Cela permettrait d’augmenter le nombre de personnes accompagnées dans leur réinsertion puisque l’objectif du Chênelet à partir de 2023 est de former 40 personnes par an dans cette nouvelle section.
Ses compétences en matière de formation de salariés précaires dans le domaine de l’écoconstruction ont déjà été démontrées en différents lieux du département au cours des cinq dernières années à l’occasion de constructions de logements sociaux écologiques (équipes de travailleurs basés dans le Nord).