Les éclats de rire de Jean Schneider, 39 ans, sont communicatifs. Pourtant la joie de vivre de ce jeune éleveur a du mal à cacher sa souffrance. Lors de l’interview, elle affleure au détour d’un regard ou d’une intonation de la voix qui se brise. L’homme peine à dissimuler une profonde blessure. Aujourd’hui, debout, l’Ardennais continue de se reconstruire après un grave accident de la route.
Le 9 octobre 2018, lors d’une matinée d’automne sombre et brumeuse, il voit ses os – en même temps que son rêve de gosse de vivre de l’agriculture – se fracasser sur le bitume d’une rue de Houldizy, son village. Ce jour-là, l’automobiliste au volant aperçoit la vache que Jean Schneider tente de ramener dans son champ mais pas l’éleveur sur la chaussée.
« J’ai ouvert la barrière de la pâture et j’ai attendu que ma bête entre sans la brusquer lorsque j’ai vu une voiture arriver en sens inverse, explique-t-il. J’ai fait signe au chauffeur. J’ai cru qu’il m’avait vu. J’avais tort. La voiture a percuté ma jambe droite. J’ai tapé le capot et je suis retombé dix mètres devant. L’instant est gravé à jamais dans ma mémoire. Je peux vous assurer qu’on se sent c… quand on se retrouve par terre à ne plus pouvoir bouger, mais à ce moment-là, je pensais à ma journée de boulot qui débutait et à rien d’autre. »
Bilan : fractures multiples au poignet gauche et à la jambe droite, une hospitalisation de dix jours et un arrêt de travail de quinze mois. L’accident entraîne six opérations, une greffe osseuse, la vente de sa ferme et une reconversion professionnelle.
Tenue de camouflage
« J’ai vendu le 10 janvier 2021. Cinq jours après, je repassais sur le billard », souligne-t-il. Après un bilan de compétences, il entame une formation de technicien supérieur géomètre topographe au mois d’avril. « Il a fallu se remettre sur les bancs de l’école et être loin de la maison pendant huit mois. Ce n’était pas une mince affaire. J’ai obtenu mon diplôme le 23 décembre. » L’ancien exploitant, aujourd’hui rétabli physiquement, est à la recherche d’un emploi. Lors de son premier séjour à l’hôpital, une question revient sans cesse. Brancardiers, médecins, infirmières ont la même interrogation. Vous ne portiez pas de gilet jaune ? « En pleine crise du même nom, c’était presque devenu un gag », se souvient l’éleveur. Il leur répète à peu près à chaque fois la même réponse : « Non, je n’en portais pas pour une bonne raison, ce type de vêtements fait peur aux vaches. » Des amis qui travaillent dans les travaux publics le charrient aussi sur le sujet. « Aujourd’hui, il n’y a plus que vous – les paysans – qui ne portez pas de vêtements visibles au travail », accusent-ils.
Et lui de le reconnaître : « C’est vrai, nous sommes toujours en cotte vert foncé, presque en tenue de camouflage. » Dans la tête de l’Ardennais, une évidence s’impose petit à petit. Il faut faire quelque chose. Passer à l’action contribue aussi à la résilience.
La force du collectif
C’est à ce moment-là qu’il appelle Éric Perrin, le conseiller en prévention des risques professionnels à la MSA Marne Ardennes Meuse en charge de son secteur. Choqués par l’accident de l’éleveur, de nombreux professionnels dont un président de Cuma prennent contact avec lui. « J’ai eu les trois coups de téléphone au même moment, je me suis dit qu’il fallait agir », se souvient-il. Puisque les fournisseurs ne proposent rien qui corresponde aux besoins des agriculteurs, il lance un pari audacieux et propose à la profession de concevoir ensemble un vêtement de travail vraiment adapté à la diversité des métiers agricoles.
Comme il avait des difficultés à se déplacer, la première réunion se déroule dans la salle communale du village de Jean Schneider. « Toutes les organisations, au sens large, du département se sont mises autour de la table », se félicite Jean-Marc Pilard, l’actuel président de la MSA Marne Ardennes Meuse. L’agriculteur céréalier dans le sud des Ardennes et membre du groupe de travail est à l’époque le président du comité de protection sociale des non-salariés de la caisse. « La force et la richesse de notre collectif composé d’une quinzaine de personnes est de mélanger des cultivateurs et des éleveurs avec des responsables de sécurité des organismes professionnels. » Banque, assurance, Cuma, coopératives, syndicats, chambre d’agriculture, ils ont tous accepté de se retrouver pour réfléchir ensemble.
10 %
Des fermes ardennaises équipées.
Les réunions, coanimées par Éric Perrin et Clémence Blin, ergonome, s’échelonnent entre février et août 2019 et aboutissent à un cahier des charges précis destiné à être présenté à des équipementiers. « L’intervention d’une ergonome a permis, après une analyse de nos besoins, de créer des vêtements vraiment adaptés à la réalité de la profession », souligne le conseiller en prévention.
But : ne pas effrayer le bétail
Résultat : « Ils sont conçus par et pour nous, et répondent à la diversité de nos activités », se félicite Jean Schneider. Les couleurs ont aussi été choisies avec soin, le rouge préféré au jaune qui attire les insectes, et la couleur orange trop marquée travaux publics a été adoucie. Le principe des bandes rétroréfléchissantes hachurées, sur le modèle des bobbies britanniques, a été retenu. Le but : ne pas effrayer le bétail. « Le bruit généré par le tissu du vêtement et sa couleur ont fait l’objet de discussions, souligne Éric Perrin. Les animaux sont apeurés par la nouveauté, de même que par le bruit, les vêtements qui flottent et le mouvement comme celui provoqué par les gilets jaunes que l’on trouve dans les voitures. » L’expertise précieuse d’un technicien bovin croissance formé à l’institut de l’élevage, spécialiste de la perception qu’ont les bêtes de leur environnement, dans le groupe de travail, a évité certains écueils.
Un modèle féminin
Deux industriels français sur les cinq contactés acceptent de relever le défi et formulent une proposition pour une combinaison et deux gilets de travail. Le critère du made in France, inscrit au cahier des charges, n’est qu’en partie gagné. Si les entreprises et le tissu sont français, le montage est, lui, effectué en Tunisie. La campagne de communication est lancée lors de la foire agricole de Sedan de 2019 avec un seul et unique prototype. Une plaquette est adressée à tous les agriculteurs du département.
Innovation 2022, pour cette campagne qui débute actuellement dans la Marne, un nouvel équipementier a rejoint l’aventure en proposant un modèle féminin qui manquait jusque-là. « On souhaite que l’ensemble de la gamme intègre le catalogue des fournisseurs pour pérenniser cette offre au fil des années. C’était aussi une volonté du groupe », explique le conseiller. Combinaisons et gilets sans manches sont disponibles dans tous les départements, mais avec une démarche d’accompagnement forte des organisations professionnelles dans la Marne où l’on apercevra bientôt de loin les vêtements collaboratifs dans le vignoble champenois et dans les plaines agricoles de cultures et d’élevages, où l’utilisation d’enjambeurs et de chariots élévateurs est source de danger. La même chose sera organisée dans la Meuse dans un deuxième temps.
24 euros
C’est le montant de la participation financière des OPA ardennaises pour chaque vêtement.
« Les structures professionnelles passent le message auprès de leurs adhérents qu’il est important d’être visible dans nos fermes. Ce travail d’explication de terrain est un atout majeur, insiste Éric Perrin. Si la MSA avait proposé seule ces vêtements, ils n’auraient pas forcément remporté le même succès. Même si nous avons assuré l’appui et l’animation administrative, ce n’est pas le vêtement de la MSA mais celui de la profession. C’est aussi pour cela que vous ne trouverez aucun logo dessus. » Ce qui n’a pas empêché les organisations professionnelles parties prenantes dans les Ardennes de mettre la main à la poche en décidant de participer à hauteur de 24 euros pour financer chaque vêtement et de rester ainsi en dessous de la barre fatidique des 50 euros.
« La bonne surprise, c’est que les acheteurs de la première vague repassent commande.»
Eric Perrin, conseiller en prévention des risques professionnels à la MSA Marne Ardennes Meuse.
« J’ai recroisé d’anciens collègues qui viennent de se rééquiper entièrement, se réjouit Jean Schneider. C’est bien la preuve que les modèles plaisent et répondent à leurs besoins. L’important est qu’ils deviennent leur tenue de travail et pas la chose qu’on enfile au dernier moment quand on a un problème, car ce genre d’équipement reste caché quelque part au fond de la boîte à gants. »
« La bonne surprise, c’est que les acheteurs de la première vague repassent commande, confirme Éric Perrin. Ce renouvellement deux ans après prouve qu’ils sont satisfaits du produit. Le fait d’avoir travaillé avec des équipementiers professionnels a permis d’offrir des vêtements non seulement esthétiques mais aussi visibles, chauds, pratiques, avec des poches qui ferment, et qui résistent dans la durée. » Jusqu’à présent, 1 100 pièces ont été acquises par 270 exploitations, soit 10 % des fermes ardennaises sur les 2 800 que compte le département. « Le fait qu’ils soient beaux peut paraître anecdotique mais fait partie de l’acception. On ne voulait surtout pas ressembler à un épouvantail au milieu d’un champ », sourit Jean- Marc Pilard. Sur ce point aussi le pari est gagné.
L’autre bonne nouvelle est qu’un premier lycée agricole des Ardennes vient de s’équiper, car la prévention passe par la jeune génération. « Ils vont pouvoir grandir avec, se félicite Éric Perrin, et ne se poseront plus la question et puis, qui sait, certains convaincront peut-être leurs parents de l’importance de ce combat pour pour plus de visibilité dans nos fermes. »
Photo d’ouverture : Aurélien Laudy