« Pour être au plus près de la réalité, on va partir de votre réalité », annonce Damien, l’un des comédiens de la troupe Entrées de jeu devant un groupe d’élus de la MSA Marne Ardennes Meuse réunis pour bûcher sur la meilleure façon de réagir face aux situations difficiles. Et la réalité d’un élu de terrain, en prise directe avec le quotidien d’un monde rural malmené par le bouleversement de ses repères traditionnels et par une série de crises agricoles sans précédent, n’est pas rose tous les jours. Famille, travail, vieillissement, isolement, addictions, dépendances, revenus en chute libre… les questionnements auxquels sont confrontés les délégués MSA, précieux relais de terrain et véritable « thermomètre » de la santé de la France rurale, sont multiples et complexes. L’animateur du jour se nourrit des échanges pour construire une histoire qui sera ensuite jouée sur scène avec les élus eux-mêmes.
Silence et pudeur
Au programme de ces ateliers organisés au mois de mai : les relations avec les ados, le couple, les crises agricoles, comment réussir à concilier vie professionnelle et vie privée, ainsi que l’isolement social et la solitude. Assis en cercle, nous suivons le groupe d’élus réunis pour réfléchir sur le thème de l’isolement. De ce brainstorming est née quelques heures plus tard une courte pièce qui a pour titre : « On va faire aller ». Elle raconte le quotidien d’un agriculteur veuf qui noie son chagrin dans le travail, une scène de vie directement piochée dans celles des élus ou de leur expérience de terrain. « Je suis comédien mais pas que… », tient à préciser Damien. Le détail a son importance car, également auteur, c’est de son esprit créatif qu’est née la pièce qu’il a écrite dans la foulée de ce remue-méninges.
Les situations seront ensuite jouées deux fois. Le spectateur pourra interrompre le jeu à tout moment, pour expérimenter une proposition de changement en remplaçant ou en ajoutant le personnage de son choix. Les élus ne s’en privent pas. Point de détour. Du cash. Du réel. De la vraie vie sans chichi, avec éclats de rire et moments d’émotions.
Mais revenons à notre débat d’idées autour de l’isolement qui a donné naissance à l’une de ces petites scènes de la vie rurale. « Avez-vous déjà fait face à l’isolement social d’une personne ? », questionne Damien. Un élu prend la parole pour témoigner de la façon dont il a appris au détour d’une phrase anodine l’épreuve que vit un affilié de la MSA. « Un comment ça va le boulot ? », lâché l’air de rien et qui lui a permis d’apprendre que la personne est arrêtée depuis un mois et demi pour un burn out…
« On ne va pas étaler son malheur sur la place publique »
Un autre explique le calvaire silencieux de parents qui se sont renfermés sur eux-mêmes depuis des années sans oser en parler, en affrontant en vase-clos l’addiction aux drogues de leur fils. Leur réponse à la question de savoir pourquoi ils ont gardé le silence si longtemps n’étonne personne : « On garde ça pour nous, parce qu’on ne veut pas que tout le village le sache. » Silence et pudeur sont la norme dans nos campagnes. « On ne va pas étaler son malheur sur la place publique. De ce point de vue, le monde agricole est à part », note un troisième. « Je les ai rassurés en leur donnant la carte des travailleurs sociaux de la MSA et en leur rappelant qu’ils sont tenus au secret professionnel. » Mais difficile également pour l’élu MSA de savoir jusqu’où aller sans devenir intrusif. Comment venir en aide à quelqu’un qui refuse d’être aidé ?
« J’ai croisé une jeune femme qui a divorcé et qui se retrouve avec trois enfants à élever seule et qui ne veut plus voir personne. » – « Hier, j’étais avec une personne qui a perdu son mari et qui est entrée dans un processus d’isolement. » Un autre connaît « un jeune » qui a perdu sa femme, ne va pas bien du tout et s’enferme dans le travail. Tiens, tiens… c’est justement le thème de l’une des saynètes présentées un peu plus tard aux élus. Tous semblent d’accord sur une chose : « En dehors des accidents de la vie, pour nous, la vraie rupture c’est la retraite. Mon épouse travaille encore, alors je suis toujours dans le coup, mais c’est un sacré changement de rythme. L’impression de se sentir inutile. C’est à ce moment-là que certains basculent. » Pour d’autres, c’est aussi réapprendre à se connaître, s’apprivoiser, cette fois, à temps complet.
Des échanges sans langue de bois
« Avec ma femme, on n’avait pas l’habitude d’être ensemble. La retraite, c’est le choc », confirme un délégué. « Quand on est chef d’exploitation, on passe sa vie à prendre des décisions. Ce n’est pas évident de comprendre qu’on doit prendre un peu de recul et laisser sa place », témoigne Noëlle Jacquemet (élue de la Meuse). « J’en connais un ou deux qui sont allés jusqu’à la rupture avec leurs enfants et qui ne vont plus du tout à la ferme. » Huguette Durand, du canton de Sézanne Anglure Esternay, prend la parole à son tour : « Même si c’est important, il n’y a pas que le travail dans la vie. »
Après la retraite, le débat aborde la dépendance. « Mon grand-père m’a prévenu : ne me mettez jamais dans une maison de retraite ou je me flingue. Pour lui, c’est le mouroir. » Un autre élu n’est pas du tout d’accord : « Je suis président d’une Marpa et je vous assure que ce sont de vrais remèdes à l’isolement. J’ai vu des gens s’ouvrir en s’installant là-bas, alors qu’ils vivaient recroquevillés chez eux. Vous pouvez même faire une semaine d’essai pour voir si le concept vous plaît. »
« Vous avez dit d’essai ou décès ? », plaisante Odile, 77 ans, de Pocancy, dans la Marne, le regard plein de malice. « La perte d’autonomie pour nous qui habitons la campagne, c’est la perte de la voiture. Quand je ne pourrai plus conduire, je préfère encore claquer. »
Au moins on se parle ici sans détours, ni langue de bois. Odile, en plus d’apporter sa bonne humeur, est une élue précieuse. Le genre de personne bienveillante et fine connaisseuse de son territoire, et qui fait la richesse de l’implantation locale de la MSA. Et pourtant la vie n’a pas toujours été tendre avec elle : « Mon père a été raflé, puis déporté par la Gestapo. Je me souviens parfaitement du jour de son arrestation. Embarqué dans un train de marchandises, il n’est jamais revenu. Ma maman s’est retrouvée seule du jour au lendemain avec six gosses à s’occuper. Elle nous a appris à affronter la vie en acceptant ses hauts et ses bas. Dans nos sociétés, on n’apprend plus aux enfants à le faire. » En tous cas, dans les moments de souffrance, les affiliés de la MSA peuvent compter sur Odile, Huguette ou Guy et tout leur réseau d’élus.