Vous avez intitulé votre intervention « Soutenir l’autonomie des personnes fragiles pour que la vie reste jusqu’au bout chose tendre ». Quelle est votre intention ?

Je suis philosophe mais mon travail est un peu original : j’essaie de mettre en mots ce que les hommes vivent, de rendre hommage à ce qu’ils éprouvent. Ce titre, inspiré d’une formule de Montaigne qui dit que, malgré tout, « c’est chose tendre que la vie » (Essais) se veut une possibilité d’inspirer toutes celles et ceux qui tentent d’accompagner les personnes fragilisées par l’âge, la maladie ou le handicap.

« Retisser des liens là où la maladie a déchiré les mailles »

Il me semble en effet que nous pensons tous assez spontanément qu’une vie qui aurait perdu toute douceur ne serait peut-être pas une vie qui vaille encore la peine d’être vécue. Et si les êtres humains ont besoin de douceur, n’est-ce pas parce qu’ils sont les seuls vivants à savoir qu’ils auraient pu ne pas être et qu’ils ne seront plus, et que la conscience de leur contingence et de leur mortalité les fait s’interroger sans cesse sur leur légitimité de vivre ?

Ces deux consciences provoquent cependant en nous deux sentiments très opposés : la joie et la tristesse d’exister. Toute notre vie nous oscillons entre des moments où nous ressentons l’existence comme un cadeau, d’autres moments comme un fardeau. Notre interrogation sur notre légitimité d’être et d’être encore nous fait chercher des raisons de vivre. Généralement, ce qui nous rassure quant à notre dignité d’être c’est le travail et l’autonomie que celui-ci permet. En participant au bien commun, nous trouvons une raison d’être. Évidemment, pour que le travail nous donne ce sentiment, il faut qu’il ne soit pas servile.

Comment définissez-vous cette autonomie ?

Ces idéaux hérités des philosophes des Lumières ont façonné notre monde et, progressivement, s’est imposée l’idée selon laquelle une vie « douce », c’est-à-dire où l’on se conduit soi-même, est possible. Il ne faut cependant pas confondre l’autonomie et l’indépendance, l’absence de tout lien. Nous avons besoin des autres pour être autonomes. L’autonomie serait plutôt la gestion de nos diverses dépendances. Nous sommes tous éminemment dépendants, notre bonheur dépend de l’affection des autres, notre existence quotidienne du travail des autres.

La perte d’autonomie a donc des conséquences importantes sur notre existence ?

Les épreuves peuvent rendre difficile cet idéal, mais pas impossible. Le handicap, le vieillissement, l’accident, la maladie… peuvent nous faire perdre de notre autonomie. Il faut comprendre que cette personne qui, suite à un accident à l’âge de 65 ans ne remarchera jamais, se plaigne d’un sentiment d’inutilité. Cette mise à la retraite forcée l’a conduite à un sentiment d’indignité. Et c’est là que nous avons besoin des autres, pour que se restaure ce sentiment. La notion d’un monde commun mutualisé, à l’origine de la MSA, est fondée sur cette idée. Pour que la vie redevienne chose douce quand elle est parfois si dure, nous avons absolument besoin des autres.

L’autonomie, c’est au fond ce que les autres nous permettent. Bien sûr les aides financières et matérielles sont fondamentales, mais aussi la présence humaine, le lien, le respect et peut être quelque chose en plus, qu’on n’ose appeler « l’amour »… pour retisser des liens là où la maladie a déchiré les mailles.