Ils sont 7. Ils ne se connaissent pas. Ils ont pour point commun de survivre à un être cher. Une épreuve douloureuse en soi aggravée par les circonstances inédites infligées par la pandémie de Covid-19. Vendredi 21 mai, à 20 heures, devant leur ordinateur, ils sont en ligne prêts à entamer un café deuil à une heure synonyme dans l’ancien temps d’apéro.

Perte de sens

Entre 1 600 et 1 700 personnes meurent chaque jour en France. Au plus fort de la pandémie ce chiffre est monté à 2 500.

Le concept né en Suisse, mis en place en Lorraine depuis 2019 par l’association Le jour d’après avec le soutien de la MSA Lorraine, offre à des personnes endeuillées un espace pour partager leur expérience ou simplement parler. Ouvertes à tous, ces rencontres ont traditionnellement lieu dans un espace public convivial comme un café… Depuis l’instauration des restrictions sanitaires, elles se passent à distance.

En France, entre 1 600 et 1 700 personnes meurent chaque jour. Au plus fort de l’épidémie de Covid-19, ce chiffre est monté à 2 500 décès quotidiens, engendrant un nombre considérable de personnes endeuillées. « Que leurs proches soient morts du Covid-19 ou d’une autre maladie, ces personnes ont été confrontées à une limitation drastique des liens les unissant à leur entourage et à leur communauté, explique Céline Trohel, psychologue et coanimatrice de la soirée avec Patricia Vauthier, éducatrice de jeunes enfants et spécialiste du deuil périnatal. Qu’il s’agisse de partager les derniers moments de la personne en fin de vie ou d’offrir attention et soutien à celle qui est endeuillée, ces limites nous rappellent à quel point ces liens sont précieux. Or la pandémie et les contraintes sanitaires associées, en bouleversant en profondeur l’ensemble des repères habituels, entraînent une désorganisation sociale majeure. Un tel contexte peut provoquer chez ceux qui y sont confrontés une perte de sens, sens de la vie mais aussi de celui de la mort. »

Un processus naturel

La voix de la thérapeute est douce mais ses mots touchent au cœur tous ceux qui sont réunis ce soir. « La mort vient clore l’existence d’un être qui nous est cher, nous privant à jamais de sa présence physique, d’instants simples et importants à partager avec lui ainsi que des liens d’affection qui nous unissaient et à partir desquels nous avons pu nous construire et évoluer, explique-t-elle. Elle nous oblige à emprunter un chemin, celui du deuil et à le suivre jusqu’à ce que nous nous sentions suffisamment en paix avec le décès de l’être aimé, pour reprendre pleinement pied dans la vie. C’est un processus naturel, non linéaire avec des périodes de hauts et de bas. Il est le prix de douleurs à payer proportionnelles à l’attachement qui nous a nourris auparavant. C’est une période où tous nos repères vont être chamboulés. La pandémie va venir encore compliquer ce parcours de deuil. »

Ce soir, certains participants laisseront leur caméra éteinte mais tous expliqueront la déflagration qu’a représentée dans leur vie la mort de leur proche à l’ère du Covid et le chemin difficile qu’ils empruntent aujourd’hui. Si la douleur est palpable et les voix parfois étouffées par l’émotion, ils témoignent sans fard de ce qu’ils ont vécu, à l’image de centaines de milliers de Français de tout âge, de tout milieu social et de toute confession. Dans certaines communautés, la difficulté de rapatrier la dépouille du défunt dans son pays d’origine en raison de la fermeture des frontières a été un véritable déchirement. La limitation imposée du nombre de participants lors de la cérémonie d’obsèques a obligé les endeuillés à faire un tri dans les personnes conviées. Les moments conviviaux et chaleureux avec l’entourage, qui sont habituellement si aidants, font défaut, renforçant le sentiment d’isolement.

Une participante endeuillée, mais également professionnelle au sein d’une maison de retraite, témoigne de la difficulté pour les résidents de supporter l’éloignement de la famille, certains sont morts d’un syndrome de glissement.

Bouleversement des rituels funéraires

Le bouleversement des rituels funéraires est particulièrement mal vécu par de nombreuses familles. Les soins apportés au corps du défunt, la toilette mortuaire, l’habillage, l’enveloppement, la veillée, la participation à la mise en bière ont été interdits au plus fort de la crise pour les personnes décédées du Covid. De nombreuses cérémonies d’hommage ont été célébrées à huis clos. L’accès restreint aux lieux de culte et aux cimetières, notamment lors du premier confinement, a aussi réduit les possibilités de réunir les membres des familles pour un accomplir un ultime adieu à leur mort.

Christophe n’a pas perdu de proche pendant cette période mais a été confronté à cette situation de détresse en tant que professionnel de santé. Il a assuré des permanences téléphoniques de soutien psychologique pendant toute la crise sanitaire. « Elle a complétement bouleversé la temporalité du deuil, explique-t-il. Des personnes âgées qui venaient de perdre un être cher se sont retrouvées isolées seules à la maison du jour au lendemain. Pour elles, c’est comme si le temps s’était suspendu pendant cette période. »

café deuil Lorraine
De nombreuses familles ont énormément souffert de la fermeture des cimetières où elles n’ont pu se recueillir. Pour certaines, se voir empêcher de pratiquer ce rituel a provoqué une douleur extrême. © Franck Beloncle/CCMSA Image

Tous les participants sont unanimes quand une Lorraine qui a récemment perdu un proche explique : « Depuis un an, nous sommes plongés dans ce climat anxiogène provoqué par cet ennemi invisible qui nous rappelle à tout instant qu’on a perdu quelqu’un. Même si la mort de notre proche n’est pas due directement au Covid, lorsqu’on allume nos téléviseurs, tout n’est que tragédies et décomptes macabres… »

« Notre progression dépend aussi bien de nous-mêmes, de nos propres ressources internes, psychologiques, socio-culturelles, de notre rapport à la mort que des relations que nous entretenions avec le défunt, souligne Patricia Vauthier. En cas de difficultés, des associations spécialisées ainsi que des professionnels de santé, que ce soient des psychiatres, des psychologues, des relaxologues, des sophrologues ou toute personne professionnelle ou bénévole formée à l’accompagnement au deuil, peuvent offrir une aide efficace. D’autant plus que ce que nous impose la pandémie peut venir parasiter la fluidité de ce processus et figer la personne endeuillée à un certain stade de son parcours. »

Le deuil est une épreuve commune mais qui paradoxalement reste cachée.

Patricia Vauthier, Patricia Vauthier, éducatrice et spécialiste du deuil périnatal.

« Le deuil est une épreuve commune mais qui, paradoxalement, reste cachée, insiste Patricia Vauthier. La mort et tout ce qui s’y rapporte restent tabous dans nos sociétés. On veut dire aux personnes qui le vivent actuellement qu’il existe des associations comme la nôtre dans de nombreuses villes de France où elles peuvent emprunter un livre, ou un DVD, ou recevoir une écoute, ou pourquoi pas participer à l’un de nos cafés deuil organisés au rythme de deux fois par mois. Ce ne sont pas des moments tristes où les gens se mettent à pleurer mais plutôt des endroits où, comme ce soir, on vient chercher et trouver de l’espoir. »

Plus d’infos :

Association le Jour d’après
Tél : 06 24 70 67 80 ou lejourdapres.lorraine@gmail.com

Illustration : © Lou Roy