Entre ville et campagne, baskets et bottes en caoutchouc, stéthoscope et tracteur… Quand elle ne surveille pas les constantes de ses patients entre 21h et 7h du matin à l’hôpital de Lisieux, Karine Pouchard, 45 ans, s’attaque à ceux des cours du blé.

Cette maman superactive a repris la ferme familiale à Familly, à 30 minutes de route, tout en continuant son métier d’infirmière, qu’elle exerce en soins de suite et de réadaptation ainsi qu’à l’unité cognitivo-comportementale. Jamais elle n’aurait imaginé cela en terminant ses études, mais un événement est venu tout bouleverser.

Préserver l’héritage familial

En septembre 2002, son frère cadet Benoit, 20 ans, qui se destinait à prendre la suite après son bac pro agricole, est victime d’un accident de la route. Un grave traumatisme crânien provoque un syndrome cérébelleux (une lésion du cervelet et/ou des voies nerveuses) qui le laisse handicapé à vie. Les années passent, Benoit se remet petit à petit ; ses jambes fonctionnent mais il ne tient pas debout et se fatigue très vite. Il aide malgré tout comme il peut ses parents sur l’exploitation, en polyculture-élevage, mais l’heure de la retraite approche.

En 2014, la sonnette d’alarme résonne dans la tête de Karine. « Il n’y avait que deux possibilités : soit on revendait et c’était terminé, soit mon frère aîné ou moi nous positionnions. Ma volonté était vraiment de préserver l’héritage familial, car j’ai trop vu mes parents trimer toute mon enfance pour peu de revenus. Mon frère a été écœuré et a tourné la page, mais je ne pouvais pas imaginer laisser les terres dans d’autres mains, surtout pour mon père qui y a grandi. Ça aurait été une mort psychologique pour lui. Lorsque je me suis proposée, c’était un soulagement, je le libérais d’un poids qu’il portait depuis l’accident. »

Infirmiere agricultrice ferme Normandie

3 enfants, 1 bac pro et 90 hectares de céréales

Ni une ni deux, elle s’inscrit au lycée agricole Le Robillard de Saint-Pierre-en-Auge pour passer, à distance, un brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole. « Pendant dix mois, j’étais enfermée toute la journée à plancher sur mes cours, en plus de mes nuits à l’hôpital. C’était très dense. » Elle obtient son diplôme en juin 2016. Après l’arrivée de son troisième enfant puis une séparation, le 1er janvier 2019, le lendemain de la retraite de sa maman, elle devient officiellement cheffe d’exploitation d’une ferme de 90 hectares de blé, d’orge, de colza et de pois. Elle arrête l’activité d’élevage, incompatible avec son emploi du temps.

« La semaine où je n’ai pas les enfants, que j’ai en garde alternée, je cumule un maximum d’heures à l’hôpital. Et j’essaie de poser mes congés annuels pendant l’été pour les moissons. C’est toute une gymnastique, mais l’avantage des grandes cultures c’est qu’il y a des phases dans l’année très chargées et d’autres plus calmes. » Mais il ne faut pas se méprendre, le verbe s’ennuyer n’existe pas dans le vocabulaire de la Lexovienne, qui a également entrepris de rénover toute seule une maison de ville de 130 m2.

Pour Karine, le but final est de sauvegarder ce patrimoine familial et de le transmettre, si possible, à la prochaine génération. « Je me considère comme un relais. Je n’ai pas la passion du métier comme mon frère. Il était taillé pour ça. C’était son rêve depuis tout petit. Il a un mental et une capacité à travailler extraordinaires, en plus d’être d’une grande bonté… Jamais, même au moment de son accident, il ne s’est plaint. Presque tous les jours il fait le trajet de Lisieux, où il vit, jusqu’à la ferme en tricycle électrique. » Plus que les pierres et la terre, et si c’était cela le secret de sa force, son véritable carburant : la famille ?