Ce ne sont pas non plus les premières minutes passées avec Damien Robert, directeur du site, qui permettent de se rendre compte de l’ampleur du phénomène. La farine, l’huile et les pellets [granulés de matière compactée], exposés dans de petits bocaux de verre dans la vitrine de l’entrée, que nous présente cet ancien chef de production de saucisses de Morteau, n’auraient pas leur place dans un guide entomologique.
Mais l’imposante reproduction du scarabée qui orne le mur du guichet d’accueil indique que nous sommes sur la bonne piste. Reste à espérer que ceux élevés quelques dizaines de mètres plus loin n’aient pas atteint les mêmes proportions. Une crainte qui se fait plus prégnante quand Damien Robert, non sans humour, déclare avoir « le plus gros cheptel du Jura ». Un cheptel composé de coléoptères, de Tenebrio molitor ou ténébrions meuniers pour les intimes.
Première mondiale
Tout a commencé en 2011 par une idée et quatre fondateurs, Antoine Hubert (AgroParisTech), Jean-Gabriel Levon (HEC Paris, Polytechnique), Fabrice Berro (Ensimag) et Alexis Angot (Essec). « Il manquait un cycle dans la chaîne alimentaire, explique Damien Robert. C’est de là qu’est née l’idée d’Ÿnsect, imaginée pour remettre l’insecte à sa bonne place. »
Pourquoi ? « Le grillon, ça saute, la mouche, ça vole. Le scarabée, ça reste dans le bac ! », ironise le maître des lieux avant d’ajouter que si, industriellement, cet aspect a eu une part non négligeable dans la réflexion, ce sont surtout ses caractéristiques intrinsèques qui ont fait pencher la balance : 70 % de protéines (contre 30 à 40 % pour la mouche soldat noire).
Quelques levées de fonds et développements technologiques plus tard, Ÿnsite sort de terre en 2015. Cette ferme verticale implantée à Dôle, la Fermilière, est une première mondiale. « Nous sommes des pionniers, des explorateurs, s’enthousiasme Damien Robert. Le site de Dôle est un farmlab au sens propre. Nous y avons testé des systèmes et des machines. Aucun équipement spécifique n’existait alors. Il nous a fallu tout inventer, adapter le matériel pour nourrir de manière automatisée. L’un des robots, qui a 25 ans, vient de l’industrie automobile. »
Nourrir la planète de demain
Aujourd’hui, l’usine tourne 24 h/24, 7 j/7. Toute l’installation est pilotée par des conducteurs, « c’est pour cela que l’on appelle ça de l’industrie 4.0. L’idée était vraiment de mettre en place des process industriels, une maîtrise de la gestion des flux. Avec la particularité que tout cela doit se faire dans le respect de l’être vivant ».
C’est d’ailleurs en s’inspirant du vivant, notamment des fourmilières et de leur réseau de tunnels desservant des niches superposées où sont entreposés œufs, larves et adultes de manière verticale, qu’a été pensée la Fermilière. Avec ses bacs entreposés sur 10 mètres de haut et plusieurs dizaines de mètres de long, la structure est impressionnante (photo d’ouverture).
Tout comme le processus de gestion : « Tout est sous contrôle (température, hygrométrie) afin de permettre à l’élevage de se développer au mieux, détaille le directeur du site. Deux à trois fois par semaine, nous sortons les insectes pour les nourrir. Tout est géré par un transtocker (un dispositif automatisé) qui entrepose les palettes et va les chercher en fonction du stade d’évolution des insectes que nous désirons ».
La plus grande Fermilière du monde.
En projet depuis 2017, la construction de « Ÿnfarm 1 », la plus grande ferme verticale au monde, a débuté en 2020 à Poulainville dans la métropole d’Amiens. D’une superficie de 46 000 m2, haute de 36 mètres, cette unité industrielle entièrement automatisée sera spécialisée dans la production de protéines d’insecte haut de gamme pour l’alimentation animale. Elle offrira, à terme, une capacité de production de 200 000 tonnes d’ingrédients par an (farine, huile et engrais) et devrait créer 500 emplois.
Plus de croissance, moins de mortalité
Au cours de sa vie, le Tenebrio molitor connaît trois stades : la larve, la nymphe et l’adulte. « Les larves de neuf semaines les plus grosses, les plus charnues repartent en cycle adulte. Nous réintégrons environ 5 % du cheptel. Le reste part en transformation. » À l’issue de cette transformation, l’usine de Dôle produit trois ingrédients : de la farine (Ÿnmeal), de l’huile (Ÿnoil) destinées à l’alimentation animale et des pellets (Ÿnfrass), utilisés comme engrais naturel.
« En nourrissant les poissons d’élevage avec Ÿnmeal, on obtient 40 % de croissance en plus pour la truite arc-en-ciel et 25 % de mortalité en moins dans les élevages de bars, indique Damien Robert. Les pellets sont produits à partir des déjections des scarabées. Comme elles sont sèches, elles ne génèrent pas de méthane. Par ailleurs, elles concentrent le potassium, ce qui évite l’apport de cet élément sous forme chimique dans les cultures. Les études montrent qu’Ÿnfrass augmente l’activité microbienne dans les sols. La croissance des plantes est supérieure et c’est un engrais totalement naturel. »
En pleine expansion, Ÿnsect dispose de six sites dont quatre de production : à Dôle, à Ermelo aux Pays-Bas, dans le Nebraska aux États-Unis et à Amiens dont l’ouverture est imminente. L’enjeu est désormais de nourrir la planète de demain.
« Nous avons, aujourd’hui, besoin d’augmenter massivement la productivité de protéines, indique le site internet de l’entreprise. Comme l’a rappelé l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, l’insecte pourrait être l’une des solutions. Sous forme de farine, nos insectes peuvent être utilisés comme ingrédients protéinés et être intégrés à la recette d’aliments tels que les pâtes, le pain, les biscuits, les hamburgers… »
Dôle, de l’animal à l’humain
Tandis qu’Ÿnfarm 1 sera entièrement consacrée à la production d’aliments pour animaux, le site de Dôle, fidèle à son ADN de farmlab, envisage sa mutation pour développer le secteur alimentation humaine.
« Nous sommes toujours dans cet esprit pionnier, explique Damien Robert. Vu sa taille, le site d’Amiens ne peut pas se permettre de faire des tests comme nous le faisons ici, c’est la souplesse que nous avons. Expérimenter fait partie de nos valeurs. »