Il était une voie… celle empruntée par Ruth. Là, dans les rues du centre de Foix par exemple, ce mercredi pluvieux de début novembre où je braque mon objectif sur elle.

Le centre-ville de Foix.

Elle marche dans ma direction, sweat en jean à capuche, un smartphone vissé à l’oreille. À travers l’œilleton de mon Canon, accroché à ses épaules, un sac à dos de livraison isotherme se distingue peu à peu. Un carré noir pour unique carapace.

Ce n’est pas une coursière de plateformes de livraison de repas à domicile. Ruth est Haïtienne, fraîchement débarquée en France. Dans sa glacière, des repas complets qu’elle se charge de porter au domicile de deux personnes âgées isolées et autonomes.

Ruth comptabilise 30 printemps : elle est étudiante en master technologies de l’information et de la communication appliquées au développement des territoires touristiques(1).


Vaudou, gâteau sec …

J’ai dans la tête les bribes d’un refrain qui reviennent de loin : « Adieu mon petit pays. Adieu ma famille. Adieu mon île ô Haïti, adieu ma petite terre. » Des paroles écrites par le chanteur Raphaël.

Dans ses yeux ébène à elle, on lit encore l’insécurité des rues de Port-au-Prince. Mais aussi, rapidement, la douceur et l’humanisme. « En Haïti, on ne laisse pas nos anciens vivre seuls, s’étonne-t-elle avec un accent créole. Ici, cela ne dérange personne de laisser dans la solitude un vieil homme qui n’a plus de jambes et qui se déplace en chaise roulante : ça me fait mal ! »

« Chez nous, les guédé – qui symbolisent l’esprit des morts – sont fêtés chaque année les 1er et 2 novembre. Ils se lavent avec du piment. Certaines personnes sont zombifiées. Les médecins-feuilles sont des sorciers-guérisseurs qui préparent des remèdes à base de plantes. Le tabac, l’alcool et le loto sont interdits aux chrétiens… »

Chez Danielle Clanet, 75 ans, la conversation a pris une tournure inattendue. Ruth, bien lovée dans le canapé du salon, revient sur les coutumes de son pays, dont celles de la religion vaudou. Entre le verre de jus de fruits et le petit gâteau sec qui croque sous la dent, Danielle n’en perd pas une miette.

Ce brasier qui ne s’éteint pas

Ruth et Danielle.

Quelques minutes plus tôt, Ruth a déposé le contenu de son carré noir sur le fond de carreaux blancs bordés de traits rouges de la toile cirée recouvrant la table de la cuisine : wraps, côtelettes de veau, gratin dauphinois et croustade aux pommes.

Les menus, équilibrés et variés, sont préparés dans les gamelles du Léo de Foix(2). Les produits frais et de saison issus de l’agriculture locale sont commandés à la chambre d’agriculture. Le tout facturé 2 euros. Une bagatelle. Surtout qu’il y en a bien pour deux repas et que la qualité est au rendez-vous.

Mais ce qui n’a pas de prix, c’est ce petit brasier qui s’allume dans le cœur de Danielle quand Ruth lui rend visite : « Rencontrer des jeunes qui viennent d’autres horizons, ça fait du bien, confie-t-elle. L’année dernière, avec Charlemagne [un autre étudiant – Ndlr], nous évoquions le Bénin, sa terre natale. »

Danielle ne conduit pas. Ses déplacements sont limités. Elle souffre d’une maladie dite « rétinopathie diabétique » qui rétrécit le champ de vision. Pourtant, avec la présence de Ruth, elle voit loin. Là, elle a 30 ans et elle se souvient d’un temps où elle circulait sur les routes de campagne au guidon de son scooter, sans casque, « cheveux au vent ».

… et danses de salon

Danielle aime les danses de salon, se retrouver avec les copines – des femmes seules également – pour partager un café ou se promener autour du lac. Danielle ne veut pas « Aller en maison de retraite ! » Mais rester à domicile tant que c’est possible. Ruth aime la photographie et la cuisine.

« Avec les personnes âgées, on parle de tout et de rien, dit-elle. Parfois, on se plante pendant une heure devant la télé et on commente. Comme avec cette dame qui, l’été dernier, avait placé son vélo d’appartement devant le petit écran et qui pédalait tout en regardant les images du Tour de France. »

Dans les rues du centre de Foix, je braque l’objectif de mon appareil photo sur elle. Puis nous nous asseyons à la terrasse d’un bar, place de la Halle aux grains. Ses yeux noirs plongés dans une tasse de chocolat chaud, elle se livre : « Ici, je suis loin de ma famille. L’année dernière, j’étais déprimée. Je passais mes journées sans ouvrir les volets. J’ai bien une très bonne amie, Aya. Elle est Ivoirienne. Très gentille. Mais elle n’aime pas sortir. Comme au resto me permet de rencontrer du monde. Entre deux tournées de livraisons, j’appelle les bénéficiaires des repas dans la semaine pour leur demander de leurs nouvelles. Elles me donnent des conseils, ça fait du bien. »

Qui rompt le plus la solitude de l’autre, finalement ? Nous sommes tous interdépendants. Je me souviens maintenant du début de la chanson de Raphaël, Adieu Haïti : « Je marche dans les rues. Le Bon Dieu dans ma poche. Je marche dans la grande ville. Et je n’ai plus froid. La terre est mon amie… »

Il était une voie…

(1). Antenne de L’université de Toulouse Jean-Jaurès de Foix.
(2). Centre social Léo Lagrange de Foix.

Découvrez l’initiative Comme au resto :

Sandrine Morereau, assistante de service social, et Étienne Duconge, sous-directeur de la MSA Midi-Pyrénées Sud.

Grand prix de l’innovation

Comme au resto est le lauréat du grand prix de l’innovation de la Sécu 2022 dans la catégorie « innovation partenariale et ancrage territorial », remis le 4 octobre dernier dans les locaux de l’Union des caisses nationales de sécurité sociale (Ucanss). Une récompense assortie d’une enveloppe de 5 000 euros.

« C’est la reconnaissance de notre expertise sociale et du travail accompli sur la scène nationale, se félicite Sandrine Morereau, assistante de service social à la MSA Midi-Pyrénées Sud. À l’origine, c’était un pari risqué autour d’un service qui existait déjà : le portage de repas. »

Le dispositif est né dans le cadre de la charte des solidarités avec les aînés qui vise à lutter contre l’isolement des personnes âgées, et avec le concours d’autres partenaires : la CAF de l’Ariège – via un appel à projets « accompagner les étudiants pendant la crise sanitaire » lancé en mars 2021 auquel le Léo de Foix répond –, le centre communal d’action sociale – à travers la mise à disposition d’une coordonnatrice et la rémunération du personnel de cuisine –, et l’appui logistique du centre universitaire et de l’organisation des étudiants de l’université de Foix (l’Œuf).

Entre mai et juillet de la même année, 18 personnes âgées isolées et autonomes bénéficient du service : pendant six semaines, 264 repas sont préparés. Cinq étudiants en difficultés sociales ou économiques leur livrent des repas et passent jusqu’à une heure en leur compagnie. Ils sont embauchés en CDD saisonnier étudiant et perçoivent un salaire brut mensuel de 192 euros (134,72 € nets pour une demi-journée par semaine). Une indemnité de déplacement complète leur rémunération. Une deuxième campagne est lancée en 2022, avec le reliquat des fonds dédiés à la charte des solidarités. Sans la CAF mais toujours avec le Léo de Foix. Cinq étudiants y participent, dont Ruth, et 15 seniors.