« On mange bien ici ? » interroge un septuagénaire depuis sa voiture. Il vient juste de s’arrêter au niveau de deux personnes qui discutent sur le parking du Au Rendez-vous. Elles acquiescent. Il gare alors son auto et se dirige en compagnie de deux dames vers la porte d’entrée. Il est aux alentours de midi dans les Vosges. Sur la route principale de Laveline-du-Houx, un petit village de 207 âmes, pour être précis.
« Au Rendez-vous – bar, restaurant, boutique », informe le panneau vert pomme à l’entrée de la bâtisse. Un point jaune sur la façade indique la présence d’un relais de La Poste. Derrière la porte, les poutres apparentes les murs de pierre, le bar en bois et les tablées de six confèrent au lieu la chaleur d’une taverne médiévale. L’ambiance qui y règne aussi.

Nos trois têtes blanches, arrivées quelques minutes plus tôt, sont installées. L’ardoise pendue à l’un des piliers de bois annonce : « Menu du jour : salade campagnarde ou assiette hors d’œuvres – paupiettes de veau à l’ancienne et spätzles au beurre – île flottante, crème brûlée, crème caramel, mousse chocolat, coupe pastèque, panna cotta. »
Un lieu de rencontre
Plat unique fait maison, c’est le principe de cette cantine du territoire. « Plus qu’un restaurant, c’est un lieu qui permet de pouvoir créer en permanence les conditions pour se retrouver », précise Jean-Claude Bouly, président de la société coopérative du Haut Barba, tandis qu’il échange avec deux artisans du coin venus se restaurer. Juste derrière, un point sur l’organisation des prochaines animations se termine.
Les participantes s’éparpillent. D’aucunes s’installent pour déjeuner, une autre entame une discussion avec des habitués. On parle cours d’accordéon, on prend une chaise, un verre et l’on finit par déjeuner là, alors que ce n’était pas prévu. À leur table de six, les septuagénaires ne sont plus trois mais cinq. Deux autres habitués et leur chien se sont installés à côté d’eux. Ils ne se connaissent pas mais la conversation ne tarde pas à s’engager.

Retraités en balade, artisans, habitants du territoire, tous se retrouvent pour tailler le bout de gras. Si la cantine est ouverte tous les midis, le lieu, lui, l’est de 10h à 14h en semaine et parfois jusqu’à 23h le week-end. Jean-Claude l’a dit, ce n’est pas qu’un restaurant. Bar, boutique de produits du terroir vosgien, point relais de La Poste, dépôt de pain, c’est tout cela à la fois et bien plus encore.
Entre ces quatre murs ouverts sur la nature, la semaine est ponctuée d’animations et d’événements spéciaux. Ateliers couture, chant, écriture, danses populaires et patchwork, soirées thématiques, conférences, expositions ou partage de lectures, c’est un bouillon de culture.
Un projet de territoire
« À la base, c’est surtout le projet d’un groupe de villageois qui se préoccupent du devenir de ce territoire et se demandent comment en être acteur », relate la directrice et cofondatrice des lieux, Julie Genest. Neuf personnes réunies en 2020 sous le slogan « Faisons demain ensemble » pour un projet communal qui ne s’est pas concrétisé. Qu’à cela ne tienne !
« Construisons ensemble le futur d’ici » sera le nouveau leitmotiv du groupe qui décide de poursuivre l’aventure. « Dès le départ, nous n’avons pas restreint notre réflexion à la commune mais à un territoire plus vaste, reprend Jean-Claude Bouly. Il est caractéristique de ce que l’on trouve dans la ruralité. Un lieu qui a perdu toute sa structure secondaire d’entreprises et qui connaît une désertification des services publics et privés. Malgré tout, de jeunes couples (25-45 ans) s’y installent et renouvellent peu à peu une population vieillissante. »

Pourtant, avec un collège situé à 10 kilomètres, le premier bar à 7, l’absence de boulangerie, pas de commerces, ni de bureau de Poste, Laveline-du-Houx et les deux autres villages du territoire offrent peu de perspectives pour la nouvelle génération. « L’avantage c’est que nous sommes à 20 minutes de Gérardmer, Remiremont et Épinal. Le jeune qui se pose ici peut travailler n’importe où », précise Julie. Cependant, question interactions sociales, c’est le désert.
Un collectif au service du territoire
Tout du moins, ça l’était jusqu’en 2021. Pour Jean-Claude Bouly : « Le déclencheur a été le fait que cette maison, une ruine mais située sur la route principale, était à vendre. C’est l’élément qui a cristallisé l’intention de faire ensemble. Il y avait un objet à travailler ».
Les neuf se mettent alors à réfléchir à un projet coopératif suivant deux axes. Le premier concerne les services de proximité, en rénovant le lieu et en le faisant vivre, le second est une réflexion stratégique sur le tourisme. Ainsi naît la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), qui devient propriétaire de la ferme.

En peu de temps, le lieu prend vie : fête d’Halloween, marché de Noël, repas paëlla, salon des producteurs et des créateurs. « Il y a tout de suite eu du monde, se remémore-t-il. Nous sommes dans une réalité économique et sociale très claire : la ruralité se sent très abandonnée. Toute initiative locale prend rapidement parce qu’elle correspond à un regain de fabrication de tissu social. »
Celui-ci s’étend le 18 janvier 2024 lors du démarrage des activités point relais de La Poste, boutique, licence IV et cantine du territoire. Serveuse et cuisinier sont embauchés. « Il n’y a pas de bénévoles, que des salariés payés avec deux monnaies : l’euro et le barba (monnaie locale qui ne fonctionne que sur le périmètre d’action de la coopérative). Elle permet de rémunérer l’implication des coopérateurs », explique le président de la SCIC.
Et tout cela s’inscrit dans un projet bien plus global. « Ce n’est pas du tout une opération villageoise, nous essayons de définir le territoire comme le lieu des interactions entre les acteurs. »
Prendre soin des autres
Un territoire auquel ils ont associé le mot « aidance », qu’ils ont déposé. « Nous sommes la SCIC qui porte le concept de territoire d’aidance. L’idée est de “prendre soin de”, de mettre en place une politique sociale et culturelle émancipatrice. Un des sujets sur lequel nous travaillons est la notion de revenu complémentaire marginal pour des personnes à faible niveau de revenus sur notre territoire. »
Ils planchent également sur la création de séjours répit. Et sur bien d’autres sujets comme la mise en place d’une boucle d’autoconsommation collective d’énergies nouvelles ou encore sur l’alimentation, en créant une conserverie afin de remettre dans le circuit les invendus des maraîchers locaux.
« Nous nous fabriquons un beau bac à sable dans lequel nous expérimentons des tas de choses, et en particulier la notion de territoire de projet. Une commune, une entreprise ou une personne physique peut être coopératrice. Chacun a une voix. C’est un beau lieu de fabrication d’un ensemble », conclut Jean-Claude en s’attaquant à sa paupiette.


