Quatre saisons. Une année. Une descente aux enfers. « Travailler comme on travaille et ne jamais en voir le bout… Des fois, on a plus le goût à rien. Alors quand, en plus, le ciel nous tombe sur la tête… » Émile Poulain ouvre la pièce et annonce la couleur.

Le rouge domine dans un décor minimaliste : une table, trois chaises et un cadre désuet. C’est là, dans la salle à manger de leur ferme, qu’Émile et sa femme Claire partagent le café avec Jacques le voisin et ami d’enfance. Le couple joint péniblement les deux bouts, gérant de plus en plus difficilement les aléas de l’exploitation. De son côté, Jacques a réussi : il a transformé sa ferme en auberge et ne revient au village que pour les vacances. Il rend à chaque fois visite à son ami et assiste à sa lente dégringolade. 

Un théâtre interactif 

En faisant appel à la compagnie Entrées de jeu et à sa pièce Émile de père en fils, le 23 novembre à Levet (Cher), les délégués de la MSA Beauce Cœur de Loire ont voulu une action forte de sensibilisation au suicide en milieu rural. Une quinzaine d’élus des échelons locaux de Bourges et de Champagne Sud se mobilise depuis plus d’un an pour briser le tabou.

Jacques Biet, Marie-José Nivet et Françoise Jamet.

« On connaît tous des cas autour de nous, témoigne Françoise Jamet, présidente de l’échelon local de Bourges. Dans les campagnes, les exploitations se sont agrandies et les voisins sont de plus en plus loin. Il y a des agriculteurs qui ne voient personne de la journée. Cet isolement est l’une des causes les plus importantes de dépression. »

Sur la scène, on peut évoquer des sujets graves tout en restant dans la légèreté.

Pour Marie-José Nivet, présidente de l’échelon local de Champagne Sud, « il y en a qui se suicident alors que tout semble aller bien pour eux : leur couple fonctionne, leurs enfants font des études, l’exploitation tourne bien, etc. Et un jour, on ne sait pas pourquoi, ils décident de quitter la vie ». Il fallait donc mettre le sujet sur la table. Et quoi de mieux que le théâtre pour toucher un maximum de personnes ? « Sur la scène, on peut évoquer des sujets graves tout en restant dans la légèreté. »

Un laboratoire d’idées

C’est justement ce que propose Entrées de jeu, spécialiste du théâtre interactif et de l’improvisation. Une animatrice explique les règles : « Essayez de voir si vous êtes d’accord ou pas avec la façon dont réagissent les personnages. Les comédiens vont rejouer les scènes et, la deuxième fois, vous aurez droit de me faire signe et de venir jouer la scène autrement. »

Les planches deviennent un laboratoire où le public réfléchit et expérimente pour répondre aux problèmes posés. Les comédiens, trois au départ, sont rejoints par des spectateurs qui prennent leur courage à deux mains. Etienne, par exemple, se lance : « Je n’aurais pas réagi comme ça à la place de Jacques. C’est son ami, il doit lui proposer son aide, l’inciter à affronter ses problèmes et passer à l’action. » L’animatrice l’invite aussitôt à monter sur scène, sous les applaudissements de la salle. 

Proposer des solutions 

Émile de père en fils est à l’origine une commande de la MSA Côtes Normandes. Si elle a été écrite à partir de témoignages recueillis par la troupe il y a une dizaine d’années, elle reste encore d’actualité.  Les risques psychosociaux qui plongent les agriculteurs dans la dépression et les conduisent au suicide augmentent. En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours et pour Jacques Biet, directeur adjoint à la MSA Beauce Cœur de Loire, « ce chiffre est sous-évalué ».

Dès qu’il y a un imprévu, c’est la catastrophe

Face aux crises agricoles et aux aléas climatiques, les Poulain subissent et pâtissent. « C’est comme ça. Dès qu’il y a un imprévu, c’est la catastrophe », se désole Claire. La coopérative menace d’annuler la collecte. La tempête a fait des ravages, les champs sont inondés et les récoltes n’annoncent rien de bon. Émile croule sous les dettes. Les rappels s’entassent dans sa boîte aux lettres : « On n’ouvre plus le courrier ; c’est que des mauvaises nouvelles ». Et lorsque son ami Jacques lui rappelle qu’il peut se faire aider financièrement, l’exploitant baisse les bras d’avance devant les formulaires à remplir : « Bientôt on va passer plus de temps sur l’ordinateur que sur le tracteur ».

Un élan collectif

Plusieurs mois ont passé. L’eau-de-vie remplace le café dans les tasses. Un matin, l’agriculteur trouve une corde et envisage le pire. « Que doit faire Jacques pour venir en aide à son ami ? Et sa femme, a-t-elle un rôle à jouer ? », interpelle l’animatrice. Dans la salle des fêtes de Levet, les spectateurs proposent des solutions et prennent plaisir à monter sur scène. Un élan collectif qui permettra d’écarter Émile de son malheureux destin. 

Au-delà du divertissement, Marie-José Nivet et les élus de la MSA espèrent que la prise de conscience a opéré ce soir. « Chacun doit savoir qu’il peut se faire aider. Cette soirée est un point de départ pour parler de ce que fait la MSA pour prévenir le risque suicidaire : Agri’Écoute, services de remplacements, cellules de prévention et d’accompagnement, etc. De notre côté, continuons à travailler dans un esprit collectif avec nos partenaires et développons notre réseau d’alerte sur le territoire ! »

Photos © Eve Dusaussoy/Le Bimsa

100 % des personnes que nous suivons ont des problèmes économiques. Elles sont faciles à repérer. Le travail de détection fonctionne, mais il gagnerait à être complété.  On ne peut être actif et agir qu’en réseau avec les MSA, les DDT (directions départementales des territoires), les centres de gestion, les banques, etc. Plus ce réseau se renforce, plus il sera efficace.

Dominique Becdelièvre, représentant chambre d’agriculture du Cher.

Nous rencontrons tous les jours des agriculteurs en difficulté psychologique. Le besoin de répit est un motif tout à fait valable de remplacement dans la ferme. Se déconnecter, prendre du temps pour soi, permet aux exploitants de revenir apaisés et sereins au travail. 

Élise Patrigeon, service de remplacement du Cher.

Une cellule de prévention et d’accompagnement

La MSA Beauce Cœur de Loire a mis en place, en 2012, une cellule de prévention et d’accompagnement (CPA) du mal-être et du risque suicidaire. Elle est composée de médecins, de travailleurs sociaux, de conseillers en protection sociale, de psychologues, d’animateurs de la vie mutualiste, de conseillers en prévention des risques professionnels…
Ces personnes, amenées à rencontrer des exploitants ou des salariés agricoles au quotidien, ont été formées au repérage des signaux annonciateurs de détresse : idées noires, repli sur soi, désir exprimé d’en finir, changement d’humeur et de comportement, consommation excessive d’alcool, de drogues, de médicaments, perte de goût pour les centres d’intérêt habituels, insomnie, etc. En fonction des signalements, la cellule peut réagir très rapidement.
Depuis sa mise en place en 2012, la cellule a étudié 264 signalements. Depuis 2016, les salariés d’organisations professionnelles agricoles ou de partenaires de la MSA participent également aux signalements.